Patchwork
C'est un petit bar !
C’est un petit bar dans une ruelle sombre de la ville. Cela sent le vin triste et les querelles aigres. Il n’est ouvert que la nuit et est reconnaissable grâce à ses guirlandes lumineuses qui forment une toile d’araignée sur la vitre. La porte est vitrée et la saleté qui s’y est déposée empêche de voir à l’intérieur. Parfois on croit entendre une petite musique aigrelette, comme si l’on avait ouvert une boîte à musique. Elle s’arrête brutalement. Un néon rouge et blanc au–dessus de la vitre arbore des lettres tremblantes avec le nom du bar. Le vacillement des lettres produit un son intermittent, comme une mouche qui grille
contre une lampe trop chaude. Une vieille affiche est collée dans le coin gauche au bas de la vitre. Elle représente le visage
d’un artiste de music–hall en habit de scène. Les couleurs sont un peu passées. A travers la vitre on aperçoit une salle sombre avec des chaises hautes au comptoir et une scène au fond de la salle, étroite et toute en longueur. L’odeur de poussière est constante, âcre et sèche. Des relents de mauvaise cuisine et de corps mal lavés imprègnent les murs.
C’est sombre et peu accueillant, mais étrangement magnétique. Quand on s’approche, on entend nos pas résonner sur les pavés. Une clochette pendouille en haut, au milieu de la porte. Elle est en grès. Le souffle du vent suffit à lui arracher un ding dong joyeux mais isolé. Cela sent l’enfance pendant un instant trop court.
Elle s’est la taulière. Une grande rousse, pas équivoque, qui nous accueille à bras ouverts dans son bouge.
Elle se tient là, derrière son zinc, le verre humide à la main, prête à le remplir d’un nectar local peu amène mais pas cher. Le pas de la porte franchi, c’est un franc : « B’soir M’sieur le visiteur » qui résonne dans la pièce sombre mais bien chauffée.
Elle arbore un grand sourire et ses mains rougies par les plonges quotidiennes invitent à s’approcher. Son tablier crasseux couvre son corps potelé chaussé de pantoufles dépareillées.
Gina, c’était le surnom qu’on lui connaissait. Pourtant elle n’avait aucune origine italienne mais sans doute qu’un voyageur plus important que les autres l’avait baptisée de la sorte. Gina était une quadragénaire sans enfants. Enfin de ce qu’on savait, mais sa taule était connue car on s’y réchauffait vite le corps comme le cœur. Ce soir–là, le dernier client s’en est allé. Contrairement à son habitude, Gina s’était montrée impatiente, irritable et les habitués avaient compris que ce n’était pas le grand soir de la taulière. Alors, ils n’avaient pas traîné… Gina allait pouvoir remonter dans le petit deux–pièces sombre qu’elle occupait à l’étage de son établissement. Arrivée devant le lavabo, elle jeta un œil à la pendule : il lui restait une demie heure pour redevenir Marie–Christine, la femme qu’elle avait été de longues années auparavant. Elle commença par dompter sa crinière rousse en un chignon sobre qui dégageait son visage.
Un trait de mascara vint agrandir ses yeux et un tube rouge dessiner légèrement ses lèvres.
Elle enfila une jupe noire et des chaussures à talon. Un dernier regard au miroir ; elle était fin prête. Le revoir après 10 ans, avait–il changé ? Il était si beau, majestueux avec son port de tête et sa cambrure qui le faisait ressembler à un matador sévillan. Elle avait encore en mémoire ses incroyables cheveux naturellement bouclés qui fascinait instantanément toutes les femmes. Gina debout bien droite pour éviter tous faux plis espérait, rêvait ces retrouvailles depuis tant d’années.
Le revoilà son tout premier amoureux. Elle n’avait jamais pu lui avouer ses sentiments.
A cette époque des femmes bien plus belles qu’elle papillonnaient autour de lui. Des centaines de matins elle s’était promis de lui avouer son amour, des centaines de soirs elle avait remis sa déclaration au lendemain. Dans ses rêves, elle se voyait portant une robe de princesse flamboyante et immaculée avec une traine de plusieurs mètres, descendre le parvis de l’église au bras de son bel hidalgo. Elle imaginait son voyage de noces romantique et enflammé dans une contrée lointaine. Le revoir après 10 ans, être devant lui, l’embrasser peut–être, sagement peut–être, surtout ne pas le brusquer. Lui proposer de venir s’assoir à côté d’elle sur cette banquette qui n’avait plus d’âge, lui proposer un rafraichissement…pour commencer… Le revoir après 10 ans. Mais pourquoi aurait–il voulu la revoir, elle son assistante, son faire– valoir, sa ravissante potiche rousse et court–vêtue… sinon pour enfin avouer son amour.
Rue Louis Salhippe
C’est une toute petite rue, vous ne pouvez pas la manquer.
Tous les jours, un petit homme vient installer son orgue de Barbarie et à 8 heures précises, il commence à tourner religieusement une minuscule manivelle verte. Un petit bruit strident accompagne cette opération, car le matériel aurait dû être huilé il y a longtemps. Le vieil homme pousse de grands soupirs formant un duo avec la manivelle. A cet instant, une odeur de soupe froide s’élève de la machine.
Malheureusement, Philippe, notre musicien, est sourd et aveugle, et il oublie tous les jours que Dieu fait d’insérer le papier perforé.
Bien entendu, les touristes bien intentionnés veulent intervenir :
« Oh ! Regarde le petit vieux, mon ange ! Comme il s’applique pour rien ! Il me fait pitié !
C’est peut-être un escroc qui veut nous soutirer des sous ?! »
Heureusement, ils sont arrêtés par les résidents de notre rue, qui murmurent à leurs oreilles :
« Non, vous n’y êtes pas ! Il n’entend rien et ne voit pas. Depuis que sa femme est morte, il vient ici avec son orgue. Le son n’a aucune importance. Regardez plutôt la délicatesse et la grâce de ses gestes. »
Cette phrase est immanquablement suivie du bruit des pièces tombant dans le chapeau mis par terre.
Personnage en silence
On ne voit que lui, mais lui ne voit personne.
Quand il est debout il dépasse toujours tout le monde, invariablement les regards convergent vers son chapeau noir perpétuellement vissé au sommet de son crâne, ce qui lui donne des faux airs de cowboy. Sa seule monture connue n’est pourtant qu’une minuscule boule de poils qui ronronne du matin au soir et qui se love discrètement dans la poche de son poncho.
Plus encore que sa taille, c’est la dimension de ses bras qui impressionne, deux ailes, deux sémaphores, deux tentacules qui semblent danser en accompagnant les déplacements de ce Don Quichotte des trottoirs.
Son pantalon est un mystère qui fait deviser toute la ville. Lui qui passe ses journées et quelquefois ses nuits dans la rue a toujours eu, par tous les temps et 365 jours par an, un pantalon blanc immaculé. Pas la moindre petite tache, pas le plus petit accro, aucun pli disgracieux.
Miraculeux aussi sont ses déplacements, jamais personne ne l’a vu utiliser une canne blanche malgré sa cécité. Il faut dire que jamais personne ne l’a vu se déplacer. Un jour il se trouve devant la boucherie en face de la mairie et le lendemain il aura posé son orgue de Barbarie de l’autre côté de la ville sur le trottoir de la rue Salhippe.
Un dernier détail, une odeur l’accompagne depuis des années, l’odeur de la bergamote écrasée.