La Belle Equipe La solution est toujours collective

 

 

Ce livre est né d’une idée un peu folle : réunir des amoureux des mots pour créer ensemble un objet littéraire dont on ne savait pas au départ à quoi il ressemblerait. Autour de ce pari, de cette envie, ces « fans » d’écritures en tous genres se sont retrouvés régulièrement et peu à peu un quartier, des habitants, librement inspirés du Libourne que nous connaissons, ont vu le jour. L’histoire de la rue Saint-Saëns s’est ancrée dans le passé de la ville et la belle équipe a résolu une des énigmes qui hantent les esprits curieux. Cela donne une histoire jouissive, pleine d’âme et de rebondissements, au détour de laquelle vous croiserez Gérard le chat mais aussi Petit Caddy, où Michel vous épatera par ses talents de touche-à-tout et où Suzie saura vous émouvoir par ses fulgurances d’artiste. Alors, vous aussi, venez faire un tour dans la rue Saint-Saëns à la rencontre de ses habitants et de leur histoire qui est sans doute aussi un peu la vôtre.

Texte intégral :

 

 

      Couverture du livre

LA BELLE EQUIPE
La solution est toujours collective.

 

Prologue
L’incroyable manufacture de textes libournais Il est bien tard, 21 heures, la nuit est tombée et pourtant… Dans ce bâtiment qui semble abandonné, il y a quelqu’un… Dans un cloître plongé dans l’obscurité, une salle s’appelle la Bienvenue…
Et soudain on s’agite, la porte s’ouvre, des voix dans la nuit se saluent et semblent partager un secret joyeux. Quelqu’un ferme la porte à la lueur d’un portable, les gens s’attardent, semblant avoir noué là une relation importante.
Un complot ? Une réunion politique ? Des activistes forcenés qui préparent une intervention ?
Pourtant, à la lumière chiche des réverbères, ils n’ont pas l’air bien dangereux, ni très extrémistes.
Mais méfions-nous de l’eau qui dort. Elle peut cacher bien des pièges et des chausse-trappes.
Remontons dans le temps, l’écriture permet ce petit miracle. Plus près de la fenêtre éclairée, tendons l’oreille : Mon dieu, nous avions raison, l’un parle de tuer sa femme et la femme assise à côté de lui renchérit. Une autre souhaite aller en prison. Personne ne semble choqué, il y en a même qui rient. Mais c’est quoi cette histoire de lapins et pourquoi parlent-ils tous d’Alice ? Quelle est la femme qu’ils veulent tuer ? Ils ont visiblement un ami en prison et ils veulent le faire évader on dirait. Ils ont prévu d’aller dans un pays ensoleillé. Le Maroc ? L’Afrique ? Ce n’est pas très clair. Il y a des histoires de moustiques. D’autres veulent rester dans leur lit ou y aller vite parce qu’on les y attend. Ça devient graveleux, il y a même une histoire de couple qui fait l’amour et un autre qui guette ses voisins par la fenêtre.
Sur qui sommes-nous tombés ? De dangereux psychopathes ? Pourtant, c’est étrange, ils ont l’air paisible, ils ont tous des carnets, des cahiers, ils écoutent et ils écrivent et puis après ils parlent chacun leur tour. Ça n’a pas l’air si terrible !
Approchons-nous encore, il faut en avoir le cœur net, décider si l’on appelle la police. Il y a un mot qui revient souvent, livre ou sa variante lecture !
Est-ce possible, ce serait cela ? Nous l’avons enfin trouvée ? Ils sont là ces inconnus célèbres ?
Nous venons d’assister à une naissance magique, celle de l’incroyable manufacture des textes libournais.

 

1 – Gérard, une vie de chat
On dit que les chats ont sept vies. Pour Gérard, cette vie-là en valait bien deux. Il avait radicalement changé d’environnement, de maîtres, d’identité, voire de sexe puisqu’il était passé de Petite Minounette à Gérard… C’est Michel qui avait commencé à le surnommer Gérard lorsque le chat avait fait ses premières apparitions régulières dans le quartier et ce nom lui était resté.
Gérard devait donc son nom à la ressemblance que Michel avait établie entre lui et son beau-père.
Roux avec de longs poils dépassant des oreilles, la bedaine fatiguée lui tombant un peu sur les pattes ! Mais le jeu des ressemblances ne s’arrêtait pas au physique.
D’après une étude comportementale attentive du chat, Michel, qui ne manquait pas une occasion de railler le père de sa femme, Mélusine, confirmait que les deux Gérard avaient bien d’autres points communs.
Entre autres, la paresse, l’illusion de l’action ou son semblant de volonté, notamment lorsqu’ils s’étiraient comme pour mettre fin à leur sieste pour finalement décider de replonger de plus belle.
Une curiosité impudique, voire libidineuse, les plantait là où on ne les attendait pas (la fenêtre de salle de bain de Suzie par exemple !) Ou encore, leurs minauderies perfides quand il s’agissait de nous amener à la gamelle.
Pire, une griffe impitoyable, laissant sur le carreau plus d’un moineau agonisant, n’éprouvant aucun intérêt pour une proie affaiblie. Ce qui pour un chat relevait de l’instinct ou de la condition animale, Michel s’en saisissait pour dresser le portrait peu flatteur de son beau-père.
Gérard, le chat, s’en accoutumait, bien qu’il lui déplaise fortement de porter un prénom d’humain.
C’était toujours moins ridicule que Petite Minounette.
Cette première identité lui avait été donnée par la petite fille chez qui il était né et qu’il avait choisi de fuir. Il avait tenu le coup les premières années, enfermé entre quatre murs, avec cette gamine insupportable qui l’affublait de collerettes en dentelles et le séquestrait dans un panier en osier.
« Non, Petite Minounette n’est pas un garçon, je ne veux pas ! »
Voici le discours exaspérant qu’elle servait à qui osait lui faire remarquer que sa Petite Minounette était équipée d’atouts masculins…
« Non ce n’est pas son zizi, c’est son poil ! »
Cela amusait tout le monde et le pauvre Gérard, en plus des humiliations quotidiennes, était devenu la risée de la famille et des amis. Sa seule consolation était que cette petite pourrie gâtée le laissait faire à peu près tout, sans que les parents n’aient rien à y redire.
Les grasses matinées dans le lit de sa maîtresse enfin partie pour l’école, les siestes dans les placards, les pipis dans les paniers, le steak haché frais du boucher, le bol de chocolat au lait, le poisson rouge du bocal… Tout cela aujourd’hui, dans sa nouvelle maison, il fallait oublier.
Mais, ô combien de liberté et de dignité avait-il gagné en quittant cette maison ! Au départ, il avait juste fui, ne sachant où aller.
Aller loin ! Le plus loin possible de cette mal-élevée, qui comble du comble, avait fini par tenter sur son beau poil raide, le fer à friser !
Son chemin ne s’était pas arrêté rue Saint-Saëns par hasard…
Son regard avait croisé le regard de La Minaude.
Sa peau de panthère noire, ses mouvements si sauvages et si gracieux à la fois, son regard couleur d’or irradiaient Gérard. Non pas qu’il soit amoureux, il laissait ce sentiment complexe aux humains.
Bien sûr, il désirait La Minaude, comme tout chat qui se respecte. Il avait sa virilité à réhabiliter.
Ce n’était pas ça. Gérard était sensible au fluide énergétique. Il l’avait découvert lors des séances de yoga de sa maîtresse.
Avec La Minaude, il sentait circuler un fluide. Un jour, ils s’uniraient et donneraient jour à de magnifiques petits chatons isabelle. Gérard pouvait passer des heures à observer La Minaude et jouir de la sensation de fluide. Il rêvait en attendant patiemment son heure.
Comptant sur Uto, son ennemie complice pour lui offrir le premier rôle du Super-Héros-courantau-secours-de-la-pauvre-petite-chatte-tombée-dans-les-griffes-du-méchant-chien.
Il lui faudrait peut-être attendre longtemps son heure de gloire car La Minaude était bien plus leste que lui et se débrouillait parfaitement seule. Sans compter sur la gentillesse légendaire d’Uto avec qui La Minaude jouait à chat depuis toujours !
Peu importe, Gérard était patient. La Minaude l’avait retenu ici et il y trouvait son bonheur. Il avait erré dans le quartier jusqu’à entrer un jour dans une des maisons, attiré par le son d’une trompette.
Ce jour-là, il avait découvert Miles Davis et la douceur d’un foyer paisible.
Il avait été accueilli avec respect et une certaine distance qui l’avait mis en confiance. Une maison chaleureuse, des coussins de yoga confortables, de la bonne musique, des maîtres qui se préoccupent suffisamment de lui pour quelques croquettes et une caresse de temps en temps, pas plus. C’était juste ce dont il avait besoin. Un mur mitoyen assez haut pour épier les allées et venues.
De grands arbres pour abriter les tourterelles, des buissons pour les merles, des fruitiers pour les mésanges, des petits coins pour les souris.
Des éléments dont Gérard ne pourrait plus se passer. Il lui semblait être une plante d’intérieur qui aurait regagné sa forêt tropicale d’origine.

 

2 – Un caddie aux girafes rouge groseille
Tout le monde le sait : les objets ont eux aussi une vie.
C’est d’ailleurs étonnant comme ils habitent nos mémoires. Malgré nous. Malgré eux.
Avec une intensité parfois démesurée, envahissante. Avec une présence inévitable, étouffante, anxiogène aussi.
Comme si… comme si leur présence n’était pas anodine, mais évidente, peut-être même prévue, telle une pièce du puzzle qu’il faudra bien placer un jour ou l’autre au bon endroit.
Le caddie par exemple, voilà un objet à histoires.
Créé dans les années 60, par l’entreprise du même nom, pour la ménagère de moins de 50 ans (non ça ne se disait pas à l’époque !), le caddie servait à transporter sur des roulettes grinçantes et très souvent voilées, les courses faites chez l’épicier du coin. Classiquement, d’une toile enduite bleu marine égayée d’un imprimé scottish vert-beige-rouge, le caddie des années Courrèges soulage la femme au foyer, dans ses tâches quotidiennes, au même titre que la machine à laver le linge. Le caddie lui permet de continuer à porter ses talons aiguilles, son sac à main ballant à son avant-bras ganté, peu avant qu’elle raccourcisse ses robes et opte pour des chaussures à talons et bouts carrés.
En bref, le panier était vieillot, le cabas ringard, le caddie était donc devenu le symbole d’une modernité libératrice.
Jusqu’à ce jour funeste où le caddie entra dans l’épicerie devenue supérette, puis supermarché avant de devenir l’« hyper » que nous connaissons. Plus le magasin a été grand, plus grand a été le caddie.
Et plus grand a été le caddie, plus la quantité de produits achetés a été importante et plus la quantité de produits achetés a été importante, plus de nouveaux besoins pour de nouveaux produits ont vu le jour. Ce caddie avait perdu sa toile pour ne garder que du fil de fer.
Mais c’était sans compter avec les résistants, les rebelles du panier au jour le jour, du caddie imprimé en scottish.
C’était sans savoir que les vieux, allons, il faut dire les personnes du troisième âge, les ridés, les jaunis, « les impotents et les ventripotents », les inutiles, tous ceux qui ne travaillent plus et ne comptent plus vraiment, ceux-là mêmes qui ne connaissent pas le congélateur, que ceux-là, donc, tiraient toujours derrière eux le caddie à roulettes chaque matin en allant au marché.
Pas qu’eux non plus. Le caddie est aussi l’apanage d’autres arpenteurs de rues, hiver comme été, avec pour seules richesses, amassées au fil de la maraude, ce que transporte le fameux caddie.
Donc le caddie vit toujours et rend bien des services. On peut demeurer circonspect quand il est couvert de girafes rouge groseille.
Celui qui l’a conçu avait peut-être abusé de certaines substances ou bien était-il amoureux, ce qui dénature le jugement comme chacun le sait. En tout état de cause, le résultat n’en était pas forcément heureux et harmonieux.
Où étaient donc les caddies de nos grands-mères à carreaux vert-beige-rouge ? Toujours est-il que ce « Caddie » peu ordinaire était arrivé rue Saint-Saëns, dans de drôles de conditions que nous narrerons plus tard, peut-être… En fait, on ne sait à quel moment, mais il avait été trouvé dans une benne, à moitié déglingué, sale et sans forme ou presque.
De nombreux oiseaux s’étaient oubliés sur sa toile en plastique, ternie désormais, vestige d’une époque révolue qui voulait rendre esthétique et artistique même les objets du quotidien.

 

3 – Mail de Nolwenn à Suzie
De : Nolwenn@orange.fr
À : Suzie @gmail.com
Objet : News

Salut ma Reinette,
Tout va bien à Libourne ? Et ton triptyque, ça avance ? Je pense souvent à toi et je m’inquiète.
J’espère que tu ne te couches pas trop tard et qu’entre Le Pressoir, tes cours et ton projet tu as le temps de profiter du soleil.
Ici il y a eu quelques éclaircies aujourd’hui et les tilleuls de la cour commencent juste à reverdir. Hier il a grêlé, rien de méchant, mais un orage en mai… tu te rends compte !
Je suis sûre que le printemps là-bas est magnifique, avec tous ces rosiers en fleur au bout des rangs et le vert tendre de la vigne. Moi, je l’ai connue en automne… En tout cas je me souviens d’une église romane sur un coteau après Saint-Emilion.
Je pense que c’était celle de Saint Hippolyte ou un nom dans ce genre. Vas-y, le paysage doit être très beau au printemps, je suis certaine que tu aimeras. Au retour passe par « la route des crêtes ».
J’ai de tellement bons souvenirs de cette région ! Tu devrais emprunter un vélo à Henri, il doit encore en avoir car c’était un fan à l’époque.
Tu vas recevoir le livre que tu m’as demandé et tes tennis, je les ai postés hier.
Et si tu m’envoyais une photo de ton travail ?
Tu as rencontré d’autres gens sympas ?
J’attends tes news,
Bises, bises,
(Je sais que ça t’énerve, mais promets-moi d’être sérieuse au Pressoir)
Maman

 

4 – Au matin, côté jardin, Mélusine
A travers la baie vitrée, je regarde le jardin. Ce jardin, qui s’étend gracieusement derrière la maison, au fur et à mesure des années, a trouvé sa personnalité. Je suis encore au lit, le soleil est levé, la journée s’annonce belle. Il est encore tôt, le silence est assourdissant.
Tiens ! Voilà Uto qui vient me voir. Elle a dû entendre le volet s’ouvrir. Elle a déjà faim.
Elle colle sa truffe à la vitre, il va encore falloir nettoyer ! Puis elle se couche consciencieusement sur les iris. Mais d’abord elle tourne une dizaine de fois sur elle-même, vérifiant que tout danger est écarté.
Les rosiers sont en fleur, la clématite grimpe joyeusement, sa longue chevelure s’enroule sur son support et déborde allègrement, envahissant l’espace. Les tourterelles viennent picorer dans la pelouse. Elles cherchent les vers que la fraîcheur du matin fait remonter. Dans leur cerveau d’oiseau, ce jardin, ces fleurs, cette chienne qui batifole, les ont rendues bucoliques et prolixes dans leurs ébats amoureux. Ce ne sont que roucoulades en vers et contre toute attente, mouvements d’ailes et courbettes !
Tiens ! La Minaude s’intéresse aux oiseaux. Elle guette sur le mur, s’étirant langoureusement au soleil, gardant un œil vigilant sur son prédateur canin préféré. Elle a beau être intéressée par les volatiles, elle finit par renoncer royalement, se lovant dans le Caddie aux girafes rouge groseille qui trône au milieu du jardin de sa maîtresse. Ça tourne à l’arche de Noé.
Quelle feignasse quand même cette Uto ! Sacré chien de chasse ! Elle ne bouge même pas un cil. Avant, elle se serait précipitée, oreilles au vent, en rassemblant toute son énergie afin de décoller et de poursuivre ces volatiles enamourés dans les airs ! Sa ressemblance avec un célèbre éléphanteau s’essayant à cet exercice est troublante et risible à souhait pour la spectatrice cachée.
Aurait-elle compris qu’elle ne saura jamais voler ?
Dommage de renoncer quand on s’appelle Utopie !

 

5 – La balade d’Utopie
Il fait beau.
Le chant des oiseaux
Dès potron-minet
M’attire vers la forêt.
Je pars la truffe au vent,
Sans aucune notion du temps.
La voute des arbres laisse filtrer
Une lumière douce et tamisée.
Les odeurs de la terre
Remontent jusqu’à mon blair.
Tous mes sens sont en éveil
Dans cette atmosphère où tout m’égaye.
Les fleurs à peine écloses
Veulent-elles dire des choses
Sur une nouvelle vie en rose ?
Avec des humains en joyeuse osmose
Comme nous, quand nous débattons autour d’un os ?
Je soupçonne et souhaite ces joyeusetés amicales
Á la promeneuse aux sandales
Qui déambule dans cet univers
Aux multiples verts…
La balade s’achève, ainsi que les vers.
Suzie m’a rejointe, elle est encore perdue dans ses rêves.
Quelle chance, je vais tenter d’attraper le papillon pris dans le carrelet.
Raaaah raté !
Quelle idée de mettre un filet, ah ces humains, difficile de les capter.
Ouarf ouarf, j’ai failli plonger dans l’eau.
Tiens, Suzie aussi a dans ses yeux de l’eau.
Je vais lui pratiquer ma léchouille préférée.
Personne n’y résiste, parole de canidé !
Hé hé hé, ça a marché, je suis trop balèze.
Elle m’a l’air plus à l’aise.
Bon, d’accord, elle a reçu un texto de son ami Michel, aussi.
Pfff, ils sont bizarres quand ils communiquent je vous dis.
Nous, on se renifle,
On se snife, se re snife.
Et puis, ça le fait…ou pas.
Mais quand ça va, tout va.
Ils ne pourraient pas simplifier des fois ?
Les enfants, ils sont plus proches de nous en tout cas.
J’ai trouvé, nom d’un os à moelle ! Ils ne doivent pas grandir.
Ou alors, garder l’esprit de l’éclat permanent du rire.
Ouarf, j’ai mérité des mégas croquettes.
Allez, pour me féliciter, je vais me faire une pirouette !
Mais c’est vrai que plus je les observe, plus je me dis qu’ils sont compliqués.
Voyez, Suzie, elle n’est pas très loin de nous les chiens, mais des fois elle fait des échappées
Avec ses tableaux très colorés, elle a même fait mon portrait.
Et j’ai essayé de ne pas trop bouger.
L’autre jour c’était sérieux, Michel m’avait amenée pour aller voir ses tableaux.
Et j’ai bien senti qu’il était troublé, qu’il ne faisait plus trop de mots.
Il y avait beaucoup de monde dedans aussi, il a été happé par ce tourbillon.
Et il avait dans ses yeux des papillons.
Mais ceux-là, je ne pouvais pas les attraper.
Il était tout perturbé quand on est rentré.
Du coup j’ai eu double ration de croquettes, déjà une le matin, il avait oublié.
Je ne vais pas me plaindre, mais ce soir-là il s’est remis à fumer.
Décidément, les hominidés sont trop compliqués.

 

6 – Au midi, côté jardin, Charlotte
Fenêtre ouverte à deux battants. Fenêtre immuable des matins ou des nuits mais close aux grands soleils de midi.
Guillaume, de tout temps vagabond, n’est pas là ; je lui vole son ouverture. Il est ailleurs… Il l’aime tant sa fenêtre mais c’est aussi la mienne.
Gérard, le gros chat roux s’étire. L’apparition de La Minaude, la chatte noire de Sarah, sur le toit voisin, l’a poussé à se lever. Il fouette de sa queue l’air ambiant, d’un mouvement de seigneur attirant par là même le regard de sa belle. Lapin gris, lapin blanc sont là dès le levant.
J’entraperçois Rapide, Bounty n’est pas levée. Dame tortue flemmarde sous sa carapace dorée.
Petits et gros oiseaux s’époumonnent à loisir ; feu vert, feu rouge quand par milliers ils bougent.
Clin d’œil à droite, regard à gauche : palmiers, pins, châtaigniers et même du bambou se disputent les espaces.

 

7 – Côté rue, Mélusine
Non, je ne mettrai pas de rideaux.
Oui, je sais que ce n’est pas très courant en France et que je risque l’indiscrétion des passants. On me voit depuis la rue. Normal : je suis au rez-de-chaussée. Mais ça m’est bien égal. Je travaille scotchée à mon ordinateur. Et quand je lève les yeux, ce qui m’arrive souvent, il faut bien le reconnaître, je ne veux aucun filtre entre le monde et moi.
Il se passe trop de choses passionnantes devant ma fenêtre ! Et je veux pouvoir rire des rugbymen, ces dieux du stade qui s’entrainent à la mêlée sur le terrain boueux d’en face. Ou compter les voitures des parents venus chercher leurs enfants à la salle des sports.
D’ailleurs, ce sont souvent des papas, ce serait dommage de les louper… J’aime bien saluer mes voisines, Charlotte et Sarah, allant faire leurs courses. Elles trainent un Caddie décoré de girafes rouge groseille. Je peux pister le facteur qui ferait bien, lui aussi, d’aller faire un tour à la salle de sport. Surtout quand je regarde sa croupe callipyge ! Et c’est chouette d’apercevoir Suzie qui passe et qui repasse entre Pressoir et domicile.
Je réclame le droit à la distraction, à l’interruption, à l’indiscrétion. Je ne mettrai pas, je ne mettrai jamais de rideaux aux fenêtres de mon bureau.
Comment ça, tu m’as klaxonnée et je ne t’ai pas salué ? Si je devais réagir à chaque coup de klaxon…
Pfffff… Peux pas rester en pyjama, là. Je vais encore avoir droit à des ricanements.

  • C’était quand, déjà ? Ah non, c’est impossible, je n’étais même pas chez moi.
  • Ah ? Tu m’as aperçue en passant ? Ce devait être Michel.
  • Non, non, il n’a pas de pyjama rose.
  • Oui, je suis assise à mon bureau en train de travailler.
  • Michel, tu crois qu’on pourrait poser des rideaux dans mon bureau ?

 

8 – Michel
Michel naît en 1969, dans une famille dont il est le quatrième enfant, petit dernier d’une fratrie dont il est le seul garçon.
Ses sœurs, Marie, Maud et Madeline ont 10, 7 et 5 ans de plus que lui. Elles voient arriver ce petit garçon comme un jouet fantastique dont elles se disputent l’attention.
Michel grandit donc entouré de femmes, sous le regard bienveillant et un peu étonné d’un père qui a décidé une bonne fois pour toutes qu’il laissait ses femmes diriger l’organisation de cette famille un peu bohème.
La mère de Michel gère tambour battant une carrière de chef d’entreprise tandis que son père, instituteur, se charge du quotidien de la famille et de la maison. Grand bricoleur, il initie très jeunes ses quatre enfants au maniement des outils et à la cuisine.
Michel a une scolarité sans cahots ni étincelles, apprécié de ses camarades et de ses professeurs grâce à sa grande attention aux autres et à sa propension à rendre service. Ses petites amies le trouvent tendre et attentif, beau, viril mais pas macho.
Après un baccalauréat obtenu sans trop d’efforts, il s’oriente vers une fac de sociologie, toujours intéressé par ses congénères humains.
Il rencontre celle qui est aujourd’hui sa femme, Mélusine, au cours de sa deuxième première année de fac. Elle tombe sous le charme de ce garçon sportif et tendre, qui sait préparer une tarte aux pommes et réparer un robinet. Lui aime chez elle un caractère bien trempé et une volonté de construire une carrière qui lui rappellent sa mère.
Très vite, entre eux, les rôles sont clairs, il sera étudiant (il est pion pour apporter son écot au ménage) et gérera le quotidien, elle travaillera pour assurer le train de vie du couple. Leur premier appartement sera le premier terrain de jeu de Michel, qui pièce par pièce, finira par le refaire du sol au plafond. Il commencera modestement par la peinture et finira par construire les meubles de la cuisine.
Les années passent, Mélusine est arrivée à obtenir le job de ses rêves, elle gère le service marketing d’une entreprise de produits Bio. Michel a tranquillement poursuivi ses études, il a obtenu son master et travaille dans une association de réinsertion.
Avec l’arrivée d’un premier enfant, Mathias, ils décident d’acheter une maison dans un quartier proche de l’école et du stade. Quand, deux ans après, arrive Mathilde, la maison a déjà été réaménagée de fond en comble par Michel qui a ajouté le jardinage à son arc.
Dans le quartier, tout le monde le connaît et il connaît tout le monde, toujours prêt à rendre service et à boire une bière en refaisant le monde. Ses voisines le sollicitent volontiers, qui pour tailler la haie, qui pour arranger une douche qui fuit, qui pour attraper des ballerines qu’un chat malicieux a déposées sur un toit. Elles apprécient son efficacité, son humour et une plastique que la pratique de la musculation a gardé harmonieuse.
Récemment, dans le quartier, est arrivée une jeune étudiante en arts plastiques, Suzie, qui est aussi serveuse. Il l’a prise sous son aile et aime bien lui rendre visite pour voir ses toiles.

 

9 – Mail de Suzie à Nolwenn
De : Suzie@orange.fr
À : Nolwenn@gmail.com
Objet : Re news

Hillo Mam’s
Merci pour les baskets et le livre, je les ai bien reçus.
Pour le Pressoir, mes études et mon projet, t’inkiet pas non plus.
Tout suit son cours, j’avance comme je peux, ce n’est pas toujours facile.
Pour le triptyque, c’est un sacré travail, mais il aura du style.
Les gens du quartier où j’habite sont assez sympathiques.
Seul le boss du Pressoir n’est pas très « chic ».
Mais, je m’en accommode pour l’instant.
Et j’assure grave en servant.
Henri m’a prêté un vélo, mais je n’ai pas trop de temps.
Mes moments libres sont pris par les pinceaux et mes recherches qui deviennent de plus en plus intéressantes.
Je t’en dirai plus prochainement.
Bisous ma Momman
Suzzzzzz

 

10 – Au pressoir, dialogue
Il est 22 heures ce samedi soir, il fait doux pour cette soirée de printemps, les gens ont décidé de sortir et de profiter de l’air ambiant le plus possible.
Suzie est au Pressoir, elle a commencé son service il y a une heure déjà.
La porte d’entrée s’ouvre, Michel entre et après avoir salué le patron et deux ou trois connaissances auparavant, il vient s’accouder au bar :
Michel : « Bonsoir ma serveuse préférée ! Comment vas-tu ce soir ?
Suzie : Salut mon voisin musclé, que veux-tu boire ?
M : Ah, ça n’a pas l’air d’aller comme tu veux, sers-moi une bière s’il te plaît !
S : Je ne suis pas super ravie d’être ici ce soir si tu veux savoir, j’ai une toile en cours et je n’avais pas du tout envie de la lâcher…
M : Et je pourrai la voir quand, cette œuvre en cours ?
S : Quand elle sera plus aboutie, mais tu peux passer demain si tu veux, enfin, si tu n’as pas peur (lui dit-elle avec un clin d’œil).
M : Peur moi ? Peur de quoi ? Tes toiles devraient me faire peur ?
S : Comment dire, elles ne sont pas formatées.
M : Qu’entends-tu par… formatées ? Tu me prends pour un gars qui fait du muscle, avec un cerveau sous-musclé ?
S : Heu. Non, ce n’est pas ça. Ne t’énerve pas, c’est juste que je fais pas mal d’essais et ça part dans tous les sens parfois, alors je préfère t’avertir.
M : Et bien, sache pour ta gouverne que, oui, je suis sportif, un tantinet benêt pour le quidam de base, mais ça me va comme ça, car on me fout la paix. Par contre, je ne suis pas ignorant, j’ai une
culture personnelle, qui se cultive à l’envie et là mon envie du moment, c‘est de mieux connaître la peinture et de la découvrir…
S : Alors-là, tu m’épates ! Et ce n’est pas pour me déplaire, au contraire. Si tu veux, on pourra un de ces jours aller voir une expo…
M : Mais avec plaisir, je te prends au mot, on pourrait même pousser jusqu’au Guggenheim à Bilbao !!!
S : Ben dis donc, quel enthousiasme ! Pourquoi pas ? Après la Bretagne !
M : Une échappée en Espagne !»

 

11 – Côté jardin, plus tard
Fenêtres ouvertes, Michel travaille sa musculature, conscient et content d’attirer les regards…
Volets fermés sur le grand jour, Suzie profite de la journée pour se reposer.Tout bouge, frémit. Au loin, là-haut, sur les toits gris, les tourterelles ont fait leur nid. Les étourneaux volent par milliers,
feu vert décollent, feu rouge se posent.
Abandonné toute la journée, un chien aboie furieux de voir autant de proies lui échapper dans le lointain. Les aboiements n’y changent rien, les oiseaux seront de nouveau là au matin.
Tiens, elles sont toujours là les ballerines de Sarah ! De l’appui de la fenêtre, les voilà sur le toit !
Combien de jours qu’elles traînent là ? Dommage que l’orage soit passé par là !
Notre petite danseuse est une bien mignonne étourdie ! C’est sa maman qui serait contente de les retrouver ainsi !
Remarque, son Caddie décoré de girafes rouges groseille a lui aussi pris la pluie ! Telle mère, telle fille !
La Minaude est repartie. Gérard, dans un dernier effort, s’étire puis… se recouche ! « Trop bien, trop bon le soleil… » Le temps s’arrête.
Tiens ! C’est la gare que l’on entend, le TGV a encore pris son temps !

 

12 – Mail de Suzie à Nolwenn
De : Suzie@orange.fr
À : Nolwenn@gmail.com
Objet : Re-re-news

Hillo Mam’s
J’espère que ça roule pour tous à la maison,
Toi, papa, les garçons et tante Suzon.
Les profs des Beaux-arts sont passionnants.
Je bois leurs cours comme une liqueur gouleyante.
À Libourne aussi, je commence à faire des rencontres intéressantes.
Dans le quartier où j’habite, les gens sont « pittoresques », néanmoins charmants.
J’ai sympathisé avec une drôle de fillette dénommée Sarah, sa maman Charlotte et un autre voisin
Michel (là ce n’est pas la mère☺).
Ils aiment tous la peinture et pouvoir partager mes « créations » me donne des ailes.
Quand j’ai trop « buggé » devant un tableau, je vais me promener pour me vider les yeux.
J’aime marcher. Il se passe toujours quelque chose
sur les rives de la Dordogne ou de l’Isle.
Les pigeons qui s’ébattent aux abords et s’envolent à mon passage, vers les cieux.
La famille canard qui décide de traverser a l’air de prendre la pose.
Mais il n’y a pas de photographe pour eux, ils n’ont pas les bons profils.
Je rencontre souvent des personnes sympas qui prennent plaisir à échanger.
Comme cette mamie libournaise « pur cannelé », « pur carrelet ».
J’ai des envies de voyage ; la Dordogne me fait penser à un bras de l’Amazone,
Des perroquets ou des toucans se mettent à voler devant moi. Quelle zone.
Ce tronc d’arbre qui dérive, ne cacherait-il pas un crocodile, voire un caïman ?
Si tout à coup, un gars sur une gabarre ou un canot arrivait, ce serait épatant !
De plus, s’il était typé genre indien avec l’accent du coin ?…
Je crois bien que s’il m’invitait avec lui, je le suivrais et nous partirions loin.
Là, c’est un dauphin qui fait des pirouettes, ça ne m’étonne pas.
Heu… Je crois que vous commencez tous à me manquer.
Je me mets à divaguer,
Il me tarde de vous revoir et vous super-serrer dans mes bras.
Bisous à tous et à toi ma petite Momman
Qui me manque tant
Ta reinette Suzzzzzz

 

13 – Henri, 70 ans, habite la « maison verte » au N° 12, près du stade.
Lorsque Mila est morte, le linge n’avait pas eu le temps de sécher sur le fil. C’était le bazar. Le lit encore défait, la vaisselle dans l’évier, un lainage à tremper dans une bassine. Elle était même partie sans arroser les plantes. La maison ne respirait plus, elle attendait son retour. Muette.
Henri et Mila avaient vieilli ensemble, sans enfant malheureusement. Elle aimait la langue française, Vivaldi et le gigot d’agneau à la menthe. Il aimait l’histoire, Vivaldi et s’était habitué au gigot d’agneau à la menthe.
Depuis, Henri passait le plus clair de son temps dans le salon, entortillé dans la couverture polaire qui gardait encore une trace de son parfum, en tête à tête avec Justinien et l’empire romain. Mais aujourd’hui c’est différent, Michel, doit lui rendre visite. La maison est aérée, il a rangé et balayé l’entrée.
Justement Michel arrive.

  • « Bonjour Henri, dis donc tes rosiers sont superbes, comment fais-tu ?
  • Ah ? Tu trouves ? Tu comprends, Mila les aimait tant, je continue à les soigner… Elle m’a appris à les tailler, je te montrerais si tu veux … et puis il faut du soleil et un peu d’engrais. T’as vu les lupins ? C’était elle aussi … Mais entre ! J’ai mis des bières au frais.
  • Bonne idée. »

  • En entrant dans le salon, Michel s’arrête un instant devant une vitrine surplombant un petit meuble à tiroirs.
  • « Ben dis donc, quelle collection ! Où as-tu trouvé autant de fossiles ?
  • Oh, tu sais, je n’ai pas beaucoup de mérite. En fait, j’ai commencé tôt, dès mon premier séjour dans le Dorset ; Tu sais que Mila était anglaise n’est-ce pas ? Son vrai nom était Juliet (Djioulièt !) mais pour tout le monde elle est restée Mila. »
    Voilà Henri entrainé par ses souvenirs… Il ne peut les retenir.
  • « Andrew et sa sœur Mila habitaient Gorwell Farm. Mes parents m’avaient envoyé là-bas dans l’espoir d’améliorer mes notes d’anglais, j’étais en première. A peu près du même âge, Andrew et moi avons très vite été complices. Oui, malgré mon vocabulaire très limité, il essayait patiemment de décrypter mes phrases bancales…
    Derrière la maison, en grimpant un sentier un peu escarpé on arrivait sur la falaise et là, la Manche s’étendait à perte de vue. Il suffisait de se baisser pour en trouver ! C’était en août, les champs làhaut étaient moissonnés, la terre calcaire était à nu entres les tiges coupées. J’entends encore leur crissement sous nos pas.
    Tu ne peux pas savoir comme j’étais ébloui par tant d’espace et de splendeur. Le soir, la mer argentée se confondait avec le ciel et, quand un paquebot passait au loin, estompé par une légère brume, on eût dit un vaisseau fantôme, suspendu dans le ciel.
  • Tu es resté longtemps là-bas ?
  • La première fois un mois… Et puis parfois, quand il faisait beau, on partait se baigner. Il suffisait de descendre en vélo vers Abbotsbury. La plage de galets gris, l’eau froide et calme n’avaient rien à voir avec le sable chaud et la fougue de l’Atlantique. Le soleil arrivait à peine à nous réchauffer. On s’en fichait, surtout moi, car Mila nous accompagnait. Le retour achevait de nous sécher car il fallait grimper la côte. C’était raide, je t’assure… Les champs qui bordaient le chemin n’étaient pas encore moissonnés et des groupes de corbeaux dont nous dérangions les agapes, s’enfuyaient bruyamment à notre passage… C’était magique… On y allait
    deux fois par an. Mila ne pouvait pas s’en passer, on retrouvait Andrew, ses parents, les chats, les moutons, la mer… Comme un pèlerinage… »
    Saisissant l’occasion d’un silence, Michel se lance :
    -« Tu es toujours d’accord pour dimanche ? Pour commencer, on fera une boucle le long de la Dordogne. C’est plat, tu verras. Allez Henri, il faut que tu viennes, que tu te bouges, juste une mise en jambes. Pas de vitesse, juste pour le plaisir. Tu as vérifié tes pneus ? »
    Après le départ de son ami, le silence reprend peu à peu ses droits. Pourtant Henri a un peu de mal à retrouver le présent. C’est cette odeur de cannelle. Tout à l’heure, sa voisine Charlotte, la mère de Guillaume et de Sarah, lui a apporté une assiette de biscuits à la cannelle :
  • « J’ai trouvé la recette sur internet ! » a-t-elle ajouté avec fierté. Mila donnait volontiers quelques leçons d’Anglais aux enfants du quartier, alors la maison exhalait très tôt le four chaud et la cannelle : « everybody wants some ! » « they like it so much », « so
    lovely ! »
    C’est vraiment gentil, pense-t-il, mais les « hot cross buns » de Mila restent incomparables. Et il est là, debout dans la cuisine, résigné, tout à sa nostalgie.
  •  

14 – Côté lit.
Guillaume est en Australie, sa sœur Sarah est chez une copine. Charlotte a enfin trouvé la solution du sudoku et monte se coucher. Elle entre dans la salle de bains dont la porte de communication avec la chambre est entrouverte. Son mari bouquine dans leur lit.

  • « Oh non ! Éteins !
  • Mais je t’assure, il n’y en a pas… Pas encore la saison.
  • Si ! J’en ai vu un ! »
    Elle ne se rend pas compte. Bien sûr, le Docteur Cordier est de son côté… Une allergie rarissime…
    Je crois plutôt que c’est dans sa tête… Oui, voilà, une phobie.
    Elle ne sait pas que j’aime la regarder se déshabiller, c’est le moment que je préfère. Ses courbes, sa
    peau très blanche et sucrée. Avec le contre- jour de la lampe de chevet, il y a plein de détails qu’on
    ne voit pas en plein jour. Par exemple, ce fin duvet qui rend sa peau si veloutée…
    Elle est belle, mais je ne lui dirai pas.
    Et puis la nuit je vis dangereusement, moi ! Je traque des assassins fous à Los Angeles, j’affronte le
    vent de Mongolie, je vis avec l’odeur des chevaux dans la steppe, je risque ma vie en Afrique du
    sud, je vais en Argentine, je…
  • « Bon, alors, t’éteins ? »
    J’en ai vraiment marre de cette dictature du moustique !

 

15 – Mail de Nolwenn à Suzie
De : nolwenn@gmail.com
À : suzie@orange.fr
Objet : Re-re-re-news

Super ma Reinette ! Ta description des berges de la Dordogne nous a tous enchantés. Je ne sais pas comment tu fais… Cette musique, ça rend tout magique et en plus tu y arrives sans réfléchir, sans le vouloir, juste pour les mots et leur sonorité. D’ailleurs, tu as toujours été l’Artiste de la famille.
Un jour, tu devais être en CP, tu es rentrée de l’école tout excitée. Chaque élève devait chanter seul devant la classe. Tu m’as dit très sérieusement : « C’était super, maman ! J’aurai sûrement une bonne note, la maîtresse avait l’air contente. Normal, j’avais mis ma voix d’opéra ! ».
Tu te souviens ? Toutes ces idées que tu avais, ça me dépassait… Et les chapeaux que tu te fabriquais avec des feuilles du palmier de Grand-Mère ? A 6 ans ! Et le masque de super héros de « chaton » ta peluche ? Toujours quelque chose d’étonnant, d’original, de charmant…
Je suis sûre que tu réussiras dans la voie que tu as choisie, c’est fait pour toi.
Ici, rien de spécial. On parle souvent de toi à la maison.
Et si tu venais un de ces quatre ? Juste quelques jours ?
Pour la Pentecôte, tu crois que c’est possible ?
Bises, bises,
Maman.
Tu peux aussi téléphoner de temps en temps …

 

16 – Côté jardin, la nuit, Charlotte
« Pour la énième fois, cette nuit, comme les nuits précédentes qui rythment désormais ma vie, je viens vers toi. Une lueur dans la nuit m’a extirpée de mon sommeil. Je me lève tel un automate. Je fais quelques pas. Trajectoire nocturne. Un pied devant l’autre, à tâtons, les yeux mi-clos, titubant de sommeil. Il fait noir, je n’allume pas. Aïe !!! ☠☠☠☠☠ Le Caddie aux girafes rouge
groseille est encore resté au milieu du passage …
Le message a surgi. Tu m’appelles, je m’éveille, je suis là : Tu ne sais plus s’il faut mettre des patates dans la soupe à la citrouille ! Est-ce une heure pour cuisiner ? Je sais, à Sydney, il est presque 11 heures du matin !… Quand je pense que cela fait 18 ans que tu pourris mes nuits… Tout ça, c’est la faute de ma mère… avec son satané sens du devoir… comme sa mère, auparavant…
« Oui – mon – Guillaume », « maman – te – dit – qu’il – faut – bien – des – patates – dans – la – soupe – à – la – citrouille ! ». Quelques minutes et ce sera déjà fini… Jusqu’à la prochaine fois !
Nos rendez-vous nocturnes et réguliers. Celui de 3 heures qui ne manque jamais…
Et là, ce sera pour me demander, comme à chaque fois, si j’ai bien reçu tous tes messages etpourquoi je n’y ai pas répondu ! Mais comment puis-je faire sauf à ne pas dormir de la nuit ?
Dehors, la lune, la brume, la chouette hulule, le hérisson a encore mangé les croquettes du chat, j’essaie de te faire comprendre qu’ici c’est la nuit. Ta réponse s’affiche 😉
Je cherche le raccourci clavier du smiley endormi mais ne le trouve pas. A moins que je copie et colle une tête de serial killer à t’envoyer… Bon, tant pis, 1h37, j’abandonne ! La maison dort et je retourne avec hâte, moi aussi, me coucher pour un moment…

 

17 – Côté Lune, sa fille
Moi, Sarah, je regarde le tableau, il est à double battants noirs qui s’ouvrent, clac-clac, sur le savoir.
La maîtresse a fini d’y écrire à la craie rouge : mathématiques. Tic-tic, ne pas oublier le « h » après le « t » ! C’est fait ! La précision est de mise en français comme en mathématiques.
J’ai envie de dormir. J’ai passé la nuit à lire « Alice au Pays des Merveilles » et son fameux lapin Pan-Pan.
Alors je regarde par la fenêtre à hauteur de ma tête. Elle est entr’ouverte, la journée s’annonce belle.
L’oiseau est là, perché sur une branche du marronnier en fleurs. La tête penchée, il me regarde jabot en avant. Il gazouille. Il est déjà venu plusieurs fois, c’est mon compagnon de mathématiques. Friselis dans les fleurs, les feuilles et les branches.
Sur la route, un couple passe ; je reconnais Alice et Guillaume, poursuivis par le lapin. Ils tirent à tour de rôle et en chantant un Caddie avec des girafes rouge groseille. Le lapin donne l’heure mais je ne l’entends pas. Les roues du caddie font trop de bruit Musique. Tuit-tuit, Tuit-tuit ! Trilles à deux temps modulés par l’oiseau. Cric-Cric, répond PetitCaddie.
1+1=2. Mathématiques rime avec musique.
Ça y est, je suis réveillée !

 

18 – Un Caddie aux girafes rouge groseille, la suite
Rappelez-vous, nous avions laissé Petit Caddie bien empoussiéré, nous dirions même défraîchi.
C’est ainsi qu’il se retrouva dans une benne avec un écriteau : « Servez-vous, je suis à vous ! »
Quelle heureuse idée que celle-là ; offrir une deuxième chance à tout ce qui s’entassait là !
Petit Caddie tremblant sentait bien que son état ne lui était pas trop favorable ! On avait eu beau lui remplir le ventre de quelques menus objets entassés là pour faciliter leur remontée, il se doutait bien que le sort était loin de lui être très enviable !
Et pourtant si !
A la tombée du jour, une de ces douces soirées où le soleil couchant de printemps invite à la flânerie, les voisins sont sortis ; un jeune couple accompagné de ses enfants qui n’alla pas plus loin que la benne endormie !
Quelle joie pour les enfants de fureter par ci par là, « On peut maman ? C’est même pas sale ! », une vraie chasse aux trésors et là, tout au fond du Caddie auquel personne ne prêtait attention, une collection de voitures ! « Non, pas possible » ! « Mais comment peut-on jeter cela ? ». Guillaume n’en revenait pas ! « Une Ferrari ! Une Jaguar ! Une Bugatti ! Une Porsche ! Non, trop bien ! Gavé bien ! ». Pas de doute ceux là sont des Girondins, se dit Petit Caddie ! « Maman, papa, je peux  prendre ça ? »
Notre jeune couple fort étonné ne put qu’acquiescer ; comment laisser perdre une telle occasion ?
« Prends donc le Caddie dit le papa surpris, on triera tout cela quand on aura le temps ! »
Et voilà comment petit Caddie gagna une deuxième vie ! Enfin presque, tout n’était pas joué !
Restait à savoir ce qu’il adviendrait une fois le contenu examiné !
L’opération s’effectua le samedi suivant, Guillaume était ravi et les modèles réduits une fois bien nettoyés retrouvèrent les étagères d’une chambre d’enfant puis d’adolescent ravi par cette découverte aussi magique qu’inespérée !
Mais alors Petit Caddie, me direz-vous ?
Et bien, le voilà à nouveau remisé dans un coin, déjà bien satisfait de se retrouver là ; la sanction était tombée en fin d’après-midi : trop vieux pour servir comme ça mais du potentiel ! Ouf !
A sa grande surprise les choses ne traînèrent pas ! A la faveur d’un retour de mode et d’une ville sachant préserver son marché, Petit Caddie reprit son activité !
Bien sur, on l’avait déshabillé puis revêtu d’une drôle d’enveloppe décorée de girafes rouge groseille ! Lui qui aimait l’originalité, il était servi ! Auparavant, un petit coup de gratte-gratte d’acier, ça chatouille mais c’est rigolo ! Un bain d’antirouille et de nouvelles roues lui avaient permis d’espérer de belles performances à venir !
Bizarres ces roues, il n’y en avait pas deux mais trois ! De quoi monter et descendre les trottoirs sans fatigue disait le marchand !
Même Guillaume trouvait ça marrant et lui qui adorait accompagner sa maman au marché n’en finissait pas de tester ces drôles de roues ! Un peu déroutant pour notre Petit Caddie après tant d’années d’oubli !
Du coup, ce tout nouveau statut d’objet utile changea sa place dans la maison, plus question du garage, le voici au balcon profitant de l’ombre de la terrasse au soleil de midi et de la fraîcheur des nuits d’été ! Bon, il y avait aussi les orages ! Moins sympas, les orages, surtout lorsqu’on avait oublié de lui mettre sa capuche ! Du coup l’eau pénétrait et formait au fond une petite flaque bien
désagréable ! Mais un petit coup d’éponge et hop il n’y paraissait plus surtout lorsque le soleil réchauffait ses entrailles !
Par contre, l’hiver, on le rentrait ! Il trouvait alors sa place dans un petit coin de la cuisine, aux premières loges pour se tenir au courant de la vie de la famille !

 

19 – Suzie
Quand on rencontre Suzie la première fois, c’est son sourire qui vous happe, lumineux, irradiant de douceur et de gentillesse. Puis son regard vous captive, ses yeux vairons interpellent, mais surtout, ils vous observent avec attention, vous donnant l’impression d’être unique et important, même si votre discours n’a rien de sensationnel.
Son corps musclé et racé, fruit de longues heures passées à servir les clients, derrière l’étal de fruits de ses parents, lui donne un port de danseuse andalouse. Ses cheveux, ah ! Ses cheveux, d’une couleur indéfinissable, tant ses essais colorimétriques sont variés, font penser aux nymphéas de Monnet.
D’ailleurs, cela n’a rien de surprenant car elle fait ses études aux Beaux-Arts et afin d’en financer une partie, elle travaille les week-ends au bar Le Pressoir à Libourne. Elle espère pouvoir y exposer un jour, mais le patron préfèrerait qu’elle s’expose un peu plus elle-même, afin d’attirer plus de clients. Ses 18 ans tout frais la préservent un peu pour le moment, son voisin et ami Michel, aussi. Il est un peu son protecteur comme un grand frère qui veillerait sur elle.
Car, depuis qu’elle a quitté sa famille et sa Bretagne natale, ses frères lui manquent. Elle était heureuse quand ils l’amenaient avec eux dans leurs virées musicales et déjantées. Ces soirées avaient le goût du bonheur, ils étaient en osmose totale et elle se sentait en sécurité.
Mais, pourquoi donc, a-t-elle voulu partir étudier à Bordeaux ?

 

20 – Dans la lune, Sarah à l’école
La voix puissante de Maîtresse me ramène à la réalité.
« Sarah! Redescends sur terre ! Viens, prends cette éponge ! Efface le tableau ! »
A reculons j’avance vers elle. Le tableau avance vers moi. Tiens, comme c’est étrange ; le tableau prend toute la longueur du mur ? ! Pas de battants noirs qui se replient ? ! Il est blanc. Tout blanc.
Oups ! Etrange…
Bizarre, bizarre…
Dans l’espace et sur le sol, pas de « poussière-poudre » qui fait éternuer et qu’il faut balayer !
Ni rouge, ni bleue, ni blanche.
Depuis ce matin, lettres et chiffres ont été formés avec les gros feutres marqueurs éparpillés sur le bureau de Maîtresse.
Je prends l’éponge.
SOUDAIN!!!!
Waouh! J’ai compris ce qui m’est arrivé.
Je me suis téléportée sur la lune. Depuis quelques mois, cela m’arrive souvent.
A toute vitesse j’efface, j’efface.
Au revoir, Maîtresse ; ah, j’avais oublié de vous dire que Michel a retrouvé mes ballerines, je vais pouvoir assurer mon solo à la kermesse.
Que dis-tu Sarah ? Je ne t’entends plus. Où files-tu ?
Un entrechat, trois pirouettes je suis dans la rue.
Youpi ! Vite à la maison que je retrouve Maman, Guillaume et ma chatte La Minaude. Ils doivent être en train de préparer mon anniversaire. Je fête ma première dizaine, trop cool. Et Guillaume est revenu, il est revenuuuuuuuuuuuu.
MamaAaâN ! Guillau,au,AUME ! La MinaAUDE ! Je suis làà ÀÀÀààà !
Trop cool. En arrivant j’ai croisé Suzie qui partait travailler.
Regardez, elle m’a donné mon cadeau d’anniv, un tableau peint par elle : La danseuse debout.
En plus Michel a retrouvé mes ballerines sur le toit du Pressoir.
Je vais essayer d’imiter Svetlana, mon idole.
Je suis gavée heureuse. TRALALA !
Sarah! C’est bon, arrête de hurler et de sauter partout comme un kangourou. Tu m’épuises.
Que racontes-tu ? Tes ballerines sur le toit ? Tu lis trop de contes, tu ne sais plus qu’inventer !

 

21 – La toile
Il fait beau, pas grand-chose à faire, comme promis Michel décide d’aller voir Suzie. Elle l’a intrigué, la p’tiote.
Et puis il aime bien ce qu’elle fait d’habitude. Il y a dans ses toiles de la couleur, de l’énergie, une joie éclatante pourtant teintée de mélancolie qui l’étonnent et lui parlent. Elle a l’air un peu seule parfois, Suzie, malgré son sourire radieux et ses essais de coiffure un peu hasardeux !
Michel sonne, cavalcade derrière la porte qui, comme toujours, s’ouvre à toute volée ! Elle ne fait
rien à moitié cette gamine !
S : « Ah bonjour Michel, quel bon vent t’amène ?
M : Je suis venu voir LA toile, celle que tu ne voulais pas lâcher l’autre soir ! Et puis boire une bière
aussi, regarde j’en ai apporté une nouvelle, une bio – sinon Mélusine fait la tête !!!!
S : Entre, on va goûter ça… A la châtaigne ? Dis donc, t’es aventureux. » Comme toujours quand il entre chez Suzie, Michel est assailli par les odeurs, térébenthine et menthe fraîche (elle adore le thé à la menthe et il y en a partout dans la maison), toile brute et citron.
Et puis il y a cet ordre si particulier de Suzie, les pinceaux côtoient la vaisselle, le chevalet est installé à la place d’honneur pour avoir toute la lumière, le linge propre traîne dans un coin, à côté  des courses qui n’ont pas été rangées. Mais c’est calme et lumineux, accueillant et intime à la fois.
Glouglou de la bière, buée sur les verres…
M : « Alors tu me la montres cette toile ?
S : Là regarde, derrière toi. Je l’ai mise contre le mur, elle ne tient pas sur le chevalet.
M : ……
S : Tu ne dis rien ? T’aimes pas ?
M : Là, j’essaie de me remettre ! Ça ne ressemble pas à ce que tu fais d’habitude! Euh… C’est moi,
là, au premier plan ? Tu me vois vraiment comme cela ?
S : Parfois oui !
M : Et autour, c’est notre rue, avec les voisines et les voisins ? Ben, dis donc, on peut pas dire que
ce soit tiède !
S : Tu aimes ou pas ? »
Pour une fois, Michel a un peu de mal à répondre. Lui qui a le verbe facile, la répartie rapide et l’humour chevillé au corps ne sait pas trop quoi en penser !
Première impression : la couleur, ça éclate, ça éclabousse, c’est joyeux et bigarré. Et puis en regardant mieux, on voit des personnages apparaître, se dévoiler peu à peu… Dans tous les coins de cette toile et il n’y en a pas que quatre, il se passe quelque chose.
Plus il regarde, plus il se sent pris dans un tourbillon, par cette toile qui a l’air de se déplier comme les pop-up des livres d’enfants. Il y a toujours un autre détail caché derrière le premier.
Et puis il y a la façon dont elle l’a représenté, lui…

 

22 – Où le Caddie aux girafes rouge groseille se met à parler
Guillaume, te voilà revenu de Sydney ! Par la fenêtre l’autre nuit, j’ai entendu ta maman qui te parlait ! A cette heure, ça ne pouvait être que toi, jeune cascadeur à Caddie ! Un problème de recette ! Pourquoi cuisines-tu au beau milieu de la nuit ? Je ne comprends pas bien…
Attends un peu, recette égale ingrédients, ingrédients égalent… Quoi, là bas aussi tu fais des courses ? J’espère que tu ne me trompes pas ! Un autre que moi ne pourrait faire l’affaire ! Sans moi, je t’imagine, bien embarrassé, des courses plein les bras, trébuchant contre les bords de trottoir
de cette ville lointaine, regrettant amèrement ton Petit Caddie !
Et moi, je t’attends là, toujours sur mon balcon, moins utile, mais toujours prêt à tout lorsque les fêtes de famille nécessitent mon usage !
Elle est bien mignonne; Sarah, avec sa robe à pois ! J’étais fier de vous accompagner dans votre marché ! La voisine à la fenêtre vous a suivis discrètement du regard, assise à son bureau. Elle a eu beau faire installer des rideaux, ils sont toujours ouverts ! On ne se refait pas ! A la fois émue et amusée de te revoir !
Sarah n’était pas très enthousiaste à l’idée de m’emmener, pas l’habitude, peur d’avoir honte de cet objet désuet « Enfin Guillaume, un Caddie, c’est la honte ! ».
Quoi, la honte ? Mais toi, tu n’as pas hésité, conscient que la route jusqu’au centre est longue et que, si à l’aller le Caddie vide c’est galère, le retour est plus gai et bien plus attrayant que si l’on doit se scier les mains avec les anses des sacs plastique.
Et tu as tenu bon, à ma grande joie et, pour me rendre plus discret, tu m’as attrapé par la tige de côté, comme ça, plus de bruit, discrétion assurée !
Et nous voilà partis tous les trois ! Un petit tour par le marché, balade sous les arcades, pas moyen d’être sur la route, les travaux nous en empêchent !
Peu à peu, je me remplissais, fier de pouvoir encore rendre service après plus de quarante ans !

 

23 -Triptyque
En se retournant, Michel a l’impression d’être happé par le tableau posé contre le mur que Suzie vient de retourner. En fait, à bien y regarder, ce n’est pas un mais trois tableaux qui reposent là, l’un répondant à l’autre, sans que Michel ne comprenne pourquoi cette impression spontanée lui est venue.
Saisi d’un brusque et trouble sentiment, Michel se sent décontenancé… Passé, présent, jeunesse et vieillesse, amour et haine, violence et paix. Couleurs et monochrome. Des trois tableaux, la vie transpire, hurle, l’entraînant dans un tourbillon fou d’une vie de lumière et d’oubli. Étourdissement d’un flot de senteurs, de rires, de larmes, de souvenirs jusque là si enfouis, des pourquoi, des
comment, des regrets, des espoirs…
Il passe la main dans ses cheveux, se redresse et entame l’examen critique que Suzie attend avec tant d’impatience. Premier coup d’œil attentif mais rapide sur chacun des tableaux. Sur le premier, un homme de dos observe un tableau posé sur une vieille malle. Sur le second, un photomontage et un animal mythique dont le nom sur l’instant ne lui revient plus…
C’est quoi son nom déjà ? Ah oui, un centaure, visiblement en pleine possession de sa force. Drôle de choix pour une peintre si délicate. Le troisième est inachevé. Un fond aux couleurs vives semble encore attendre une scène qui viendrait clore une histoire. Oui mais, quelle histoire ?
Il reprend son observation. Son regard accroche les détails. Des visages, des objets, des situations lui apparaissent plus distinctement.
Le malaise le reprend, son esprit cherche un sens à donner à ces toiles comme si lui seul pouvait le faire. Et si lui seul détenait la solution ? Et si la dernière scène n’attendait que lui pour prendre tout son sens ?
« Bon ! » Suzie s’impatiente, il est temps de lui dire quelque chose, n’importe quoi, juste un « c’est bien, c’est beau ». Non, trop quelconque. Ces tableaux sont juste fous, prenants, enchanteurs, ex-traor-di-naires… Et puis, à bien y regarder, il se retrouve, se découvre dans ces tableaux.
N’est ce pas lui, cet homme debout près de la malle ? Mais si, il se souvient, il y a quelques semaines, le grenier d’Henri, ces travaux sur la toiture où seule Suzie avait pu l’aider.
Les pensées de Michel s’égarent, son esprit remonte le temps et le ramène à l’un de ces instants où
tout bascule…
Dans la maison d’Henri, l’humeur n’est pas à la rêverie !
Comme souvent l’orage est venu de l’ouest ce jour-là, le ciel s’est obscurci en quelques minutes. La pluie s’est mise à tomber drue, chaude, bruyante, très vite remplacée par des grêlons aussi gros que des balles de ping-pong. Michel, bien à l’abri derrière sa fenêtre, s’inquiète pour les étals des commerçants qui entourent la place de la mairie les jours de marché.
Tout à ses rêveries, il sursaute au premier coup de tonnerre. A cette saison, les viticulteurs aussi s’inquiètent quand ils perçoivent le craquement du tonnerre. Cette fois les vignes ont été épargnées et le toit d’Henri a joué le rôle de paratonnerre pour tout le quartier. Michel entend comme un craquement, puis le silence retombe, comme en attente du prochain grondement.
Sous la violence de l’orage, des tuiles viennent de céder, et Henri découvre très vite une première petite auréole au plafond de sa chambre, puis une seconde dans le couloir, tout aussi bleutée mais beaucoup plus imposante. Deux bassines sont installées sous les larmoyants diadèmes, mais il faut intervenir immédiatement sur le toit avant que cela ne dégénère en catastrophe.
Henri cherche le numéro de téléphone du couvreur et tombe malheureusement sur le répondeur. Il ne peut pas attendre lundi, la pluie semble vouloir durer, le bulletin météo d’hier soir ne lui a laissé aucun espoir sur la question ! Les bassines se remplissent trop rapidement, il doit les vider dans la baignoire qui se trouve au rez-de-chaussée. Après le troisième aller-retour il commence à paniquer,
il ne pourra jamais y arriver tout seul. Si seulement Mila…
Malgré l’urgence de la situation, Henri repense encore une fois à sa tendre Mila. Elle avait toujours eu une peur incontrôlée des orages. Toujours, peut-être pas, mais depuis qu’elle et toute sa famille avaient subi le blitz de Londres, elle tremblait systématiquement à chaque détonation. Un ami négociant d’Henri avait une formule qui déclenchait mécaniquement une moue dédaigneuse à Mila
: « La grêle, c’est pire que le blitz ! ». Pas sûr qu’aujourd’hui elle lui aurait été d’une quelconque utilité mais au moins il y aurait eu quelqu’un pour partager son désarroi…
Bon mais alors qui appeler ? Michel !
-«J’arrive.»
Tout est toujours simple avec Michel.
C’est en courant vers la maison d’Henri que Michel croise Suzie ; elle n’a pas échappé à l’orage, ses vêtements en sont la preuve ; son chemisier lui colle à la peau et elle grelotte ! Pourtant elle prend le temps de lui demander d’une voix joyeuse où il court comme cela et apprenant les soucis d’Henri, elle fait volte-face pour l’accompagner.
Henri les accueille avec empressement et leur indique sans attendre l’escalier en haut duquel la nature sévit. Dans le grenier, la situation n’est pas brillante ; entre les tuiles brisées et celles déplacées par la violence des bourrasques, l’eau se déverse à grande vitesse. Il faut agir vite. Fort heureusement, à l’époque où Henri et Mila avaient fait refaire leur toiture, le couvreur avait laissé quelques vieilles tuiles encore en l’état dans un coin du grenier. Elles feront temporairement l’affaire en attendant mieux.
Reste à grimper sur le toit ! Ce qui ne s’annonce pas comme la plus simple des choses à faire !
Michel serait bien monté lui-même mais son poids et quelques douleurs diffuses lui rappellent que le temps est passé par là ; c’est Suzie qui se lance, non sans que Michel lui ait noué autour de la taille une corde trouvée là avant qu’elle ne se faufile par le vasistas.
En moins de dix minutes, soutenue par les conseils de Michel grimpé sur un vieil escabeau, elle remplace les tuiles cassées et, par acquis de conscience, pose une bâche pour assurer l’étanchéité de la réparation en attendant le couvreur. Lorsque le vasistas est enfin refermé ils sont littéralement imbibés !
-«Ne bougez pas, je vais chercher des serviettes et je vous apporte des peignoirs, vous allez attraper la mort ! »
Michel et Suzie s’amusent de la situation. Michel n’a jamais subi un tel déluge. A chaque pas, des petits geysers jaillissent de ses chaussures. Il n’ose plus bouger. Il est enveloppé de vapeur et commence à ressentir des frissons. Nature comme on l’est à son âge, Suzie a déjà retiré chemisier et pantalon, attendant avec impatience le peignoir promis. Elle a déposé ses vêtements détrempés sur
de vieux cartons poussiéreux. Michel fait de même.
Il subit les railleries de Suzie sur les motifs de son caleçon : des cabines téléphoniques rouges, souvenir d’une ancienne escapade londonienne. Mila lui avait indiqué les lieux incontournables et insolites de sa capitale. Il ne gardait que de bons souvenirs de son séjour « so british » et un caleçon.
En l’enfilant ce matin, il était loin de s’imaginer qu’il paraderait ainsi dans ce grenier !
Craignant de mouiller le contenu du carton, Michel l’ouvre : de la vieille vaisselle, des verres à moutarde, quelques couverts ternis… Il reconnait la chienne Belle de « Belle et Sébastien » et Margotte du « Manège enchanté » ; les brocanteurs cinquantenaires s’arracheraient ces verres s’ils les voyaient ! Sur le côté du carton, une forme recouverte d’une vieille couverture défraîchie.
Longtemps après, Michel se demandera pourquoi il avait retiré la couverture. Il aurait pu refermer le carton et poser leurs vêtements simplement par terre pour éviter toute dégradation. Pourtant il a soulevé la couverture et découvert un tableau qu’il sort du carton pour le montrer à Suzie qui se penche, curieuse, au-dessus de son épaule.
Malgré le ridicule de la situation, Michel reprend les réflexes de l’amateur d’art. Il a, dans un premier temps, une vision panoramique de l’œuvre. Il laisse émerger ses émotions et ensuite seulement son œil cherche la signature de l’artiste. Il est désorienté, ferme les yeux, essuie les gouttes d’eau encore présentes sur son visage. Elles ont certainement dû modifier sa perception, il a mal vu, ce n’est pas possible.
La composition est parfaite. Une femme de profil, assise sur un fauteuil, pensive, deux vases derrière elle sur une cheminée, les couleurs incroyables. La première chose qu’il reconnait : les deux « s » caractéristiques de cette signature. Et tout à coup, il a peur, peur d’avoir mouillé la toile, peur d’avoir souillé définitivement l’œuvre, peur de ce qu’il voit.
Il a instantanément la certitude que ce n’est pas une copie. Le tableau a trop de force, des couleurs exceptionnelles, ce mauve, ce bleu, l’ensemble est saisissant.
Ses tempes bourdonnent, il est pétrifié, il n’a même plus froid. Devant lui, une œuvre d’Henri Matisse. Tout va très vite, il se met à genoux, il entend Henri qui farfouille dans la pièce d’endessous. Il vérifie encore une fois. C’est bien la signature de Matisse, il en est sûr. Il reste hébété, il a la certitude d’avoir déjà vu ce tableau.
Il fait part de sa certitude à Suzie qui éclate de rire. « Un Matisse au fond d’un carton dans un vieux grenier ? Impossible ! Et pourquoi pas un Picasso ! D’accord ce tableau est magnifique mais quand même, un Matisse !!! Michel, la foudre n’a pas frappé que le toit d’Henri, tu délires ! » Pour elle, il ne peut s’agir que d’une « représentation de bonne facture ». « OK, de très bonne facture mais qui
donc aurait pu abandonner ainsi une telle œuvre ? Ce ne peut être qu’une copie, même si le peintre était de qualité ! »
Suzie rit encore de cette fausse signature sifflant des « ssss » entre ses dents pour se moquer de lui.
A présent, elle s’intéresse à un vieux pot de chambre dont elle s’est fait un chapeau, défilant au pas cadencé dans la pièce encombrée, ses cheveux blanchis des toiles d’araignée.

  • « J’espère que les peignoirs vous iront. Nous sommes presque de la même taille. Michel, je t’ai aussi apporté une paire de mules. Et pour toi Suzie, un peignoir cadeau de la Redoute que Mila n’a même jamais porté ! Tu apprécieras ses motifs, j’en suis sûr ! », déclare-t-il rieur.
    C’est alors qu’Henri aperçoit Michel et se fige, son sourire s’est volatilisé instantanément. Il regarde successivement avec inquiétude le tableau, Michel, Suzie qui tournoie puis à nouveau le tableau, Michel. Indubitablement ses gestes et son visage ont appris à Henri que Michel sait. Et pourtant, chacun se tait.
    Suzie et Michel enfilent leur peignoir, puis Henri les presse de redescendre se mettre au chaud. Il profite d’être en bas pour lancer un café et leur en propose une tasse pour se réchauffer. Mais Suzie doit rejoindre d’autres amis pour le déjeuner, elle s’envole, serrant contre elle ses vêtements mouillés et riant de ce que diraient ses amis de sa tenue si elle ne passait pas chez elle se changer avant de les retrouver !
    Michel profite de cette intimité pour interroger Henri.
  • «Je n’ai pas voulu fouiller, j’ai regardé rapidement à l’intérieur du carton pour vérifier que nos affaires n’avaient pas mouillé quelque chose ! Et… »
    Tour à tour gêné, fâché, peiné, voilà Henri qui se met à balbutier, à bégayer, baragouinant que si la toile était là, c’est qu’elle devait y être, qu’elle ne devait pas en bouger mais que la poussière du temps n’efface pas les regrets…
    Michel ne comprend rien, mais son impression première semble être la bonne au vu de l’agitation d’Henri. Puis Henri se lève, vocifère, parlant de la guerre, « quelle guerre ? », celle des « boches », d’un jeune commandant allemand, des résistants, l’Occupation, l’épuration… Mêlés à ces propos, les prénoms de Mila, de Léontine, la mère d’Henri, dont la photo jaunie repose sur le piano dans le salon toujours accompagnée d’une rose fraîchement coupée. Et puis les mots de promesse, serment,
    silence…
    Mais quel rapport avec ce tableau, pourquoi s’agite-t-il ainsi au point de finir par se saisir la poitrine tant son cœur bat fort ? Il faut à Michel de longues minutes pour le calmer, lui si silencieux depuis la mort de son épouse. Et puis finalement dans un soupir de soulagement, Henri déclare :
  • « Cela devait arriver un jour. Tout compte fait, je crois que je préfère cela à une découverte
    fortuite après ma mort.
  • Explique-toi, Henri ! »
    Alors Henri raconte toute l’histoire. Cela fait si longtemps qu’il la répétait dans sa tête. De tout temps, il s’attendait à devoir la réciter devant des policiers ou des juges. Michel n’ose pas l’interrompre. Il a l’impression qu’un barrage vient de céder.
    Il est bien là, l’envahisseur. Il circule partout, il touche à tout, il salit tout, il s’empare de tout.
    Léontine, la future mère d’Henri, en a une peur terrible, une peur d’innocente. Quand on a 20 ans et l’espoir d’une belle vie, souriante et sereine, comment intégrer l’horreur des mauvaises nouvelles et des adieux injustes ? Quand elle les voit dans Libourne, arrogants et sinistres, elle se cache comme pour ignorer cette réalité-là.
    C’est la guerre, c’est vrai, mais Libourne est un havre. D’ailleurs, si ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas, dans la banque où elle travaille, les 162 toiles du riche et esthète Rosenberg, marchand de Picasso et de Matisse, toiles tapies au fond du coffre numéro 7. Léontine le sait depuis peu, par une indiscrétion du caissier de la banque. Cela ne l’effraie pas, au contraire, elle se sent fière,
    patriote, que son lieu de travail, la Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie, héberge de tels trésors. Elle se dit que c’est une preuve de confiance, de sûreté, de solidité.
    Il est bien là, l’envahisseur, il écrase tout, jusqu’aux moindres certitudes, aux moindres espérances.
    Ce 28 avril 1941, les soldats de la Wehrmacht sont entrés dans la banque dès son ouverture. Poli, le Hauptscharführer Von Schnabel a demandé à voir le directeur. Derrière lui, ils sont au moins 15, sanglés dans leurs uniformes stricts. Léontine est au guichet, figée. Le Hauptscharführer exige l’ouverture du coffre numéro 7.
    Le directeur évalue le rapport de forces : il est seul avec Léontine. Il prend la clef de la salle des coffres, précède l’allemand dans l’escalier. Derrière eux deux, les soldats se positionnent en file indienne, les derniers sont à la porte, empêchant toute entrée.
    Pour Léontine, le temps s’est arrêté. Elle ne respire pas, elle ne pense pas. Sa conscience d’ellemême disparaît au bruit de bottes des soldats qui descendent vers la salle des coffres et en remontent chargés de tableaux et de rouleaux de toiles. Nul ne parle, chacun sait ce qu’il a à faire.
    Von Schnabel sort Léontine de sa paralysie d’effroi. Il se tient devant elle comme surgi de nulle part. Il la fixe un instant d’un regard un peu fou, comme s’il sortait d’une transe pour l’évaluer. Elle est parfaite, semble-t-il penser. D’un geste autoritaire, il lui fait signe de le rejoindre en bas.
    Automate terrorisée, elle obéit. Elle est seule avec l’allemand, le directeur s’est réfugié dans son bureau. L’allemand lui tend un paquet. Elle devine que c’est un tableau enveloppé dans un chiffon.
    « Il n’est pas à vous, il est à moi. Gardez-le, cachez-le, je reviendrai le chercher très vite.» A peine quelques mots d’un ton si glaçant que Léontine a perçu la menace. La peur ne la quittera plus.
    Von Schnabel la fait sortir, la congédie, lui impose de rentrer chez elle. Puis il exige du directeur la fermeture de la banque, jusqu’à la fin de la journée. Léontine a glissé le tableau dans son panier de courses. Elle rase les murs, telle une ombre honteuse. S’en est fini de l’innocence.
    Rentrée chez elle, elle dissimule le tableau dans un coin obscur du grenier. Et attend, en essayant de vivre.

  1. Libourne est libérée. La guerre est finie.
    Léontine a bien du mal à se réjouir vraiment de la libération. Le tableau est toujours dans le pli du grenier, Von Schnabel n’est pas revenu et elle ne sait rien de lui, ne veut rien savoir. Car elle est à présent rongée par une autre angoisse : parler, raconter, livrer le tableau aux autorités ? Comment faire comprendre qu’elle ait attendu la fin de la guerre pour ce geste sans provoquer le doute sur sa conduite ?
    Léontine a été exemplaire de discrétion, d’insignifiance même, petite souris grise voulant se faire oublier. Le risque est grand que l’on mette cette transparence au compte d’une quelconque collaboration. Ou d’une dette amoureuse. La terreur a changé de nature.
    Alors Léontine se tait et « La Femme assise devant la cheminée », ce Matisse, soustrait à la rapacité nazie par un autre rapace, continue de dormir dans le grenier. Les années passent, Léontine parfois oublie le tableau et cet effacement est doux. Dans les bras de son homme, puis élevant son fils, Henri, elle parait tranquille. Mais elle sait…
    Demain, Léontine sera morte. Elle va laisser à Henri ce trop lourd héritage. Trop épuisée pour aller au grenier, elle lui indique la cachette, il revient avec le tableau. Il la regarde, il l’écoute raconter son histoire : la banque, le Hauptscharführer, la menace, la peur, le silence.
    Henri ne comprend pas : pourquoi elle ? Il ne sait pas, Henri, que ce qui décida Von Schnabel fut simplement la circonstance: Léontine était là, si insignifiante, si terne à ses yeux qu’elle apparut sans conteste comme l’outil de son geste impulsif : conserver cette « femme assise devant la cheminée » qui lui rappelait une ombre aimée. Le destin, en temps de guerre, perd parfois la tête…
    Léontine exige le silence et la promesse solennelle de ne jamais montrer le tableau à quiconque.
    Henri acquiesce, jure, remet le tableau dans sa cachette, pour protéger sa mère, sa mémoire, son histoire. Même Mila ne saura rien de ce tracas familial mystérieusement douloureux.
    Mila, la douce et intuitive Mila, qui sent bien, pourtant, qu’une angoisse sourde étreint son mari quand il parle de sa mère. D’ailleurs, il en parle peu, malgré son infinie tendresse.
    Hier, Mila est morte. Quelques jours auparavant, Henri lui a montré le tableau, parce qu’il n’était pas question qu’elle parte au pays des ombres avec des interrogations. Mila a compris, souri et voulu à son tour offrir sa légèreté de plume à son compagnon de route. « Promets-moi », a-t-elle dit,
    « Promets-moi de remettre ce tableau à un musée, de le révéler au monde.
    Le temps a passé, seul le tableau compte, sa beauté, l’art qui l’irradie, le bonheur qu’il peut apporter à l’humanité. Promets-moi. »
    Henri a promis. Encore une fois. Comme un trait d’union de culpabilité entre les deux femmes de sa vie.
    Henri regarde enfin Michel. Il attend, redoutant d’autres questions.

  • « Henri, il faut que je réfléchisse. Nous ne devons prendre aucune décision hâtive, c’est trop important. Une chose est sûre, on ne bouge pas pour l’instant. D’accord Henri ?
  • Comme tu veux, j’ai la tête vide. »
    Michel regagne sa maison en peignoir avec ses mules trop petites. Une chose bien plus importante occupe son esprit : Il est temps de briser le silence, ce secret bien trop longtemps porté par Henri doit être révélé pour lui permettre de finir sa vie sereinement.
    Les semaines passent. Michel a revu Henri, ils n’ont plus jamais évoqué le tableau mais un certain malaise est perceptible entre eux. Michel s’inquiète, sentant bien la peine qui ronge le vieil homme.
    A la date anniversaire du décès de Léontine, Henri a une fois de plus ressorti le tableau de sa cachette. Cette année est particulière. Il n’est plus le seul dépositaire du secret.
    Chaque année, il se faisait un devoir de vérifier que la toile et l’encadrement ne s’abîmaient pas, il en était involontairement le malheureux légataire. Même si le tableau était et devait rester caché de longues années, il fallait éviter toute détérioration de l’œuvre.
    De longues semaines avant la date inéluctable il dormait moins bien, il avait peur, peur de voir un problème sur la toile, peur du souvenir. C’est encore aujourd’hui un moment douloureux. Mais là, il est fatigué ; Michel a raison, il faut en finir.

– « Décidément, cette bière à la châtaigne ne me réussit pas ! »

Michel revient au présent, dans l’atelier de Suzie. Elle n’avait fait qu’entrevoir le Matisse mais ce petit tableau si charmant avait servi d’inspiration à sa propre création… Et de son œil d’artiste, en quelques secondes, elle avait pu en percevoir toute la teneur pour en reproduire à l’identique les couleurs et l’esprit sur sa propre toile…
Que va dire Henri ? Et la maîtresse qui attend ces œuvres pour la kermesse publique de l’école ?
Combien de temps son esprit s’est-il échappé ? Probablement une éternité, manifestement Suzie bouillonne.
Comment faire ? Comment dire à Suzie sans trahir le secret d’Henri et de sa mère ?
Le second tableau ne rassure pas Michel.
Ce centaure à la forme héroïque, corps d’animal au visage humain lui rappelle vaguement quelqu’un. N’est-ce pas lui plus jeune, plus fringant, un visage plus imberbe, moins creusé ? Et pourtant non, ce ne peut être lui, si semblable ou trop différent.
Malgré tout, si d’autres pensaient comme lui, que c’était lui, n’y aurait-il point là à y redire pour des esprits malveillants ? Et ce photomontage qui entoure l’ouvrage ? Que perçoit-on de ces photos jaunies ? Quelques Polaroïds dont on imagine qu’ils étaient de qualité, quelques photos posées, d’autres prises dans l’action, des jeunes gens, des plus vieux, des hottes, une remorque, une maison
de maître, un chai.
Mais ce sont les vendanges, pas de doute ! Les vignes regorgent de raisin et les jeunes armés de sécateurs semblent rire aux éclats entre les rangs. Qui est cette femme ? Comme elle ressemble à Suzie ! Mais non, impossible, d’ailleurs elle semble plus mûre. Cette posture, une main sur le ventre et l’autre dans le dos, n’est pas une attitude de Suzie qu’il a tellement observée au Pressoir.
Et puis les photos n’auraient pas eu de toute façon le temps de jaunir autant. Pourtant le sourire est le même, la poitrine aussi ferme, les yeux aussi pétillants… Le temps semble à nouveau arrêter son cours…
Serait-il possible que…
Michel ne veut pas, il ne laissera pas son esprit divaguer ainsi, c’est impossible, ce serait, si, ce serait trop…
Et puis ce troisième tableau, pourquoi n’est-il pas achevé ?
De petites vignettes visiblement inspirées des photos reproduisent dans des couleurs chatoyantes ce que le temps a effacé de ces clichés fripés. On perçoit mieux la saison, ces fins d’été de septembre où les températures lourdes et orageuses du mois d’août ont cédé la place à une chaleur plus supportable, plus gaie. Gaie comme ces rosiers rouge vif qui entament les rangs, comme ces
pivoines écarlates égayant la toile. Gaie comme ces petits personnages répartis entre les rangs dont les jupes, chemises et foulards rouge, bleus, verts, noirs lui rappellent les couleurs favorites de… Matisse ?
Mais que font ces deux-là derrière les bosquets? Michel se souvient bien des lieux, nul rang de vigne dans ce coin-là…
Dans une autre des petites scènes, une jeune femme esseulée assise sur un vieux banc parait plongée dans ses pensées. Le bleu de sa robe répond au bleu du ciel comme si les traits et les formes s’effaçaient aux profits de la couleur. Derrière elle, des bosquets colorés mettent en valeur la pâleur de ses traits.
À bien y regarder, on peut la reconnaître, c’est la jeune femme des photographies. Mais là, son expression tranche avec les autres. Comme elle a l’air triste, elle que l’on reconnaît si joyeuse dans d’autres images ! Comment Suzie fait-elle pour réussir à représenter si fidèlement en aussi petit de telles expressions ? Pas de doute, cette gamine a du talent.
Il lui dit sans détour et Suzie rougit de tant de compliments.
Son triptyque une fois terminé sera un vrai chef d’œuvre. Une fois terminé…
Revoilà Michel perdu dans ses pensées, comment poser une fin à une telle explosion de couleurs, de traits, de formes, de vie ?
Au crayon gras quelques ébauches, un trait à peine esquissé laisse apparaître au centre de la toile une femme, un jeune homme…
Michel ne comprend pas, ne sait pas, ne sait plus. Ces toiles l’ont absorbé tout entier, ces toiles l’ont touché au plus loin de son être, ont bousculé passé, présent et à venir…
Mais Henri, que va dire Henri ?

 

24 – L’incroyable manufacture de textes libournais, le retour
19 heures, il fait nuit et les voilà à nouveau réunis. Le lieu a changé, la salle ne s’appelle plus la bienvenue mais ce bienvenu est sur le visage de chacun des participants. Les regards, les sourires, les silences disent la complicité qui s’est nouée entre ceux qui, il n’y a pas si longtemps, étaient presque des inconnus.
Ils attendent. Tiens, ils ont encore des soucis avec la porte, cette fois c’est pour l’ouvrir ! Ce ne sont définitivement pas des cambrioleurs, ou alors bien maladroits. Chacun s’installe, les ordinateurs s’allument, les papiers s’étalent….Et puis aussi à boire et à manger, de la bière et des gâteaux, tout cela dans un joyeux désordre dans lequel tout le monde a l’air de se sentir bien.
Et c’est reparti, brouhaha et apostrophes, rires et blagues… mais quand est-ce qu’ils travaillent ?
Peu à peu de tout cela émerge une histoire qu’il s’agit de remettre en ordre. Ça les reprend, ils suppriment des gens. Cette fois-ci ils n’y vont pas de main morte, en moins de dix minutes deux cadavres….l’un deux semble-t-il enfermé dans un Caddie avec des girafes rouges….Ça les fait hurler de rire ! Un peu inquiétant tout de même.
Après c’est une histoire de saison qui semble les chagriner, puis de moustique qui ne devrait pas survivre à l’été. Pourquoi est-ce qu’ils parlent de soupe à la citrouille ? Et d’hémisphère où les saisons sont inversées ? Un certain Guillaume aurait un don d’ubiquité et un certain petit caddie parle de lui à la troisième personne. Ce qui les dérange ce n’est pas que le caddie parle, c’est la
concordance des temps !!!! Etrange !
Bière, jus de pomme, saucisson, viennoiseries…. Rires, jus de pomme….Un problème de grossesse précoce et d’amants incestueux. Et puis l’une d’entre eux veut absolument faire disparaître tout ce qu’elle a écrit. C’est une manie chez eux la disparition, quand ils ne suppriment pas les héros, ils suppriment les textes. Et c’est la valse des prénoms et des personnages.
Au milieu de tout cela, celui qui semble être le chef d’orchestre tente de ramener un semblant d’ordre, sans trop de conviction tout de même.
« Oui, mais moi Lune verte… » essaie-t-il de placer à plusieurs reprises, sans grand succès il faut bien le dire. Le public est frondeur et aucun jeu de mot, même le plus abs-con, n’est épargné ! Le summum est atteint avec le « moisiversaire » notion étendue de l’anniversaire qui déclenche des pleurs de rire ! « Moisi-versaire » avec le temps qui passe, c’est vraiment adapté » lâche l’une
d’eux dans un sanglot de rire !
Mais peu ou prou, cela avance. La manufacture travaille. Joyeux artisan d’un objet littéraire non identifié, chacun peaufine avec gourmandise les phrases et les mots, corrige l’adjectif intempestif, rajoute la virgule qui change tout.
Il va falloir se séparer…mais déjà le prochain rendez-vous est pris. La manufacture ne fermera pas cette année !

 

25 – Suzie, une suite
Suzie ne comprend pas le trouble de Michel. Pour elle, tout est si simple, dans ce tableau ! Nolwenn lui a si souvent parlé de cette saison de vendanges dans le Libournais, vécue dans sa jeunesse.
Tout ce qu’elle connait de cette période, ce sont les difficultés financières de ses parents sur l’exploitation familiale et l’obligation de sa mère de partir travailler à l’extérieur, afin de trouver de l’argent rapidement. Comme la saison des vendanges se présentait, elle a laissé ses deux garçons à sa mère à Étel et est partie travailler dans les vignes d’un ami du grand-père. A l’époque, les vendanges étaient bien rétribuées.
Entre lutins et korrigans, les histoires de vendanges de Nolwenn ont bercé Suzie plus d’une fois.
C’était presque comme si elle avait grandi à Libourne !
« – Je suis arrivée à Libourne un dimanche, à l’heure du déjeuner. Ça devait durer 12 jours. Tu sais, j’avais le cœur lourd. Toutes ces heures à ruminer dans le train, partagée entre soulagement, espoir et culpabilité…
Les vendanges commençaient le lendemain.
Chez les Delage, l’ambiance était fébrile. Il était surtout question de météo.
« – J’ai convoqué tout le monde pour 9 heures », dit M. Delage. Il s’appelait Marc et sa femme, Anne. « C’est mûr, il faut ramasser. S’il pleut, on effeuille. Ils ont annoncé un peu de pluie, demain matin. Tant pis, je prends le risque. Faut pas traîner. »
Autour de la table, trois petits blonds ne pipaient mot, ma présence devait les intimider. La quatrième, dans son landau, n’avait que quelques mois.
Ils m’ont très bien accueillie, comme un membre de la famille. J’étais la première vendangeuse à être arrivée.
L’après-midi, je me souviens avoir dormi comme une souche. C’était une très vieille maison, avec une énorme glycine qui grimpait jusqu’au premier étage, un grand jardin tondu au quart de poil et des rosiers rouges. Dommage qu’ils aient dû vendre… Pour ce soir-là, Anne m’avait préparé une chambre au rez-de-chaussée, ça sentait un peu la pierre humide, le papier fleuri était archi vieillot,
j’avais le cœur en bandoulière.
J’ai découvert les autres à l’appel, le lendemain. Des garçons, des filles, tous les âges mais surtout des jeunes dans la vingtaine. Certains venaient des alentours, parfois en famille, une sœur, un cousin… Plus tard, j’ai su qu’une femme et sa fille, qui travaillaient à l’hôpital, prenaient exprès leurs vacances à cette période, pour le plaisir…

  • «Vous étiez nombreux ?
  • Attends, laisse-moi finir… on devait être trente-cinq ou quarante. Je me souviens de Michel, le plus jeune, qui venait de Castillon. Chaque matin, il arrivait en mobylette. Il était très bricoleur et l’avait déjà désossée et remontée plusieurs fois. Elle était bleu pâle. Il l’adorait.
    Le soir, je partageais une grande chambre sous les toits avec une espagnole en stage au chai et deux belges qui parlaient flamand. Le premier soir, je me suis sentie décalée : j’étais mariée, 2 enfants et à 23 ans, pour les autres, je devais être « vieille ».
    C’était une ambiance de dortoir de colonie de vacances des années 60, enfin… un peu comme dans les films, tu vois. Lits de camp, couvertures de l’armée, un lavabo dans un coin, quelques chaises et porte-manteaux. Sur le palier des toilettes, 4 cabines de douches et une série de lavabos contre le mur.
    Pour égayer, des cotonnades de tissu provençal en guise de couvre-lits. Spartiate mais très propre.
    Et puis après tout, tout le monde s’en foutait, ça faisait partie du folklore. Peu à peu notre chambre est devenue un souk de sous-vêtements et de chaussettes à sécher, de bottes en vrac, de shampooings et crèmes solaires, de jeans plus ou moins sales. J’étais intégrée.
    Le soir, on se racontait des histoires et souvent ça chahutait aussi chez les garçons.
    D’ordinaire, le rez-de-chaussée du bâtiment où nous logions servait de garage. Pour les vendanges, ça devenait notre réfectoire et on y prenait tous nos repas. Imagine une grande pièce un peu sombre.
    Des poutres du plafond pendaient des ampoules électriques toujours allumées.
    Je me souviens de vieilles armoires pour la vaisselle et de grandes nappes à carreaux rouges et blancs. Une porte coulissante rouge basque grande ouverte et dans un angle, l’escalier en bois qui menait aux chambres.
    Marc, Anne et les enfants prenaient leurs repas avec nous, c’était sympa. Des amis passaient souvent le soir et discutaient au cuvier ou bavardaient avec les cuisinières. Ça parlait toutes les langues là-dedans, il y avait même un géant hollandais roux et barbu qu’on appelait « le viking »mais l’accent girondin dominait le reste. C’était bruyant et gai, on riait, on blaguait. Le vin aidait,
    bien sûr, car en fait, on avait tous plus ou moins mal aux reins !
    On ne lésinait pas sur la soupe, le fromage et les tartines énormes.
  • C’est Madame Delage qui s’en occupait ?
  • Non, non ! Elle faisait les courses. Il y avait deux voisines dont une italienne qui commandait. Les enfants l’appelaient « Persillia », elle mettait de l’ail presque partout ! Mais sa cuisine était super bonne !
    Après le diner, comme il faisait encore chaud, quelques-uns partaient en bande à pieds à Libourne, histoire de prendre une bière au Pressoir. J’y suis allée une fois… Mais le lendemain, ça rigolait pas, fallait assurer.
  • Et papa et les garçons ? Tu nous avais oubliés ?
  • Je te signale que tu n’étais pas encore née ! On se téléphonait le soir, tout se passait bien. Grand-mère gardait les garçons. Cet intervalle nous a fait du bien à papa et moi. Quand je suis rentrée, c’était comme un nouveau départ, comme si le soleil de Gironde m’avait insufflé toute son énergie.»
    Et voilà Suzie à Libourne !

 

26 – Luna verde
Lorsque la lune éclaire les sorties nocturnes de Suzie…
Arborésensse, arboressence, arbor essence, arbor est sens, art beau est sens, arborescence : BeauxArts.
Mes mots se remplissent de poussière de sable. La lune s’est éclipsée, il se fait tôt. L’aurore étend ses voiles et trace en arabesques voluptueuses et colorées les contours du jour qui vient. Tout est bien qui commence bien.
Luna verde
Verde luna
La lune est verte, ce soir d’été.
Ce soir d’été, le ciel a choisi d’étendre son déshabillé de velours bleu nuit.
Belle est la nuit.
Des myriades et des myriades de bulles irisées, clignotantes, pétillent sur l’étoffe soyeuse, moelleuse, ondoyante.
La lune radieuse, palpite et…facétieuse, m’adresse un clin d’œil.
Je rêve ! Illusion ?
Le rêve n’est qu’un rêve.
Je rêve éveillée ?
Que nenni !
Bien éveillée je suis. Sereine et apaisée je suis. Enfin.

 

27 – Mail de Suzie à Nolwenn N°3
De : Suzie@orange.fr
À: Nolwenn@gmail.com
Objet : Re-re-re-re news

Hillo Mam’s,
J’ai plein de news
Et aussi, je dois t’avouer un peu le blues.
Les tableaux sont presque finis et j’hésite à les exposer pour la kermesse.
Le regard des gens, même si j’en connais beaucoup, m’oppresse.
Que va-t-il se passer, quelles seront les réactions ?
J’espère ne pas créer de perturbations.
Comme d’habitude, j’arrive à trouver le calme sur les berges de la Dordogne et de l’Isle,
À regarder les poissons courser et manger les crevettes grises.
Cela me rappelle un petit peu la Bretagne.
D’ailleurs, comment va la family qui gagne ?
Les frérots courent-ils toujours les concerts électriques ?
Ils me manquent. Il me tarde de les revoir, nos retrouvailles c’est sûr, seront féeriques.
Je ne pense pas m’attarder beaucoup à Libourne, après l’expo.
Les cours aux Beaux arts se terminent à la même période, un coup de pot (de peinture).
Je rigole, car je stresse quand-même, mais les dés sont jetés.
Et je verrai bien qui va les ramasser !
Vite, des nouvelles de la maison.
Bises de ta reinette, qui sait qu’elle a eu raison !
Suzzzzzzzzzz

 

28 – Préparation de la kermesse, par Petit Caddie.
Petit Caddie est ravi.
Lorsque les travaux du rez-de-chaussée avaient commencé et qu’on l’avait relégué au garage, il avait bien cru que c’était la fin des haricots. « Loin des yeux, loin du cœur » disait le dicton et il avait eu peur que cela ne finisse par s’appliquer à lui. Ok, son relooking « girafes rouge groseille » l’avait remis au goût du jour mais bon, on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise.
Et bien non !
Lorsqu’on l’avait réinstallé au coin de la porte de la véranda, ses couleurs allant à ravir avec la nouvelle teinte de la cuisine, il n’en avait pas cru ses œillets de Petit Caddie !
Quelle pièce, quels volumes ! La modernité a souvent du bon et là, c’était top ! Surtout pour lui !De là où il était, son horizon s’était décuplé, du petit déjeuner au plateau télé. Bon d’accord, il n’avait pas « le pouvoir de la zapette » mais l’écran géant accroché sur le mur c’était génial, comme le disait Sarah.
Les programmes n’étaient pas toujours exceptionnels et Charlotte avait une fichue tendance à interdire certaines émissions à Sarah, les trucs du style « Les ch’tis caddies au bout du monde » ou « Secret caddie » mais bon, une petite série américaine en soirée, Petit Caddie aimait assez. Sans parler d’« Automoto », émission durant laquelle il pouvait rêver à loisir des superbes jantes qu’on
pourrait lui adapter !
En plus, l’espace permettait à Sarah, sa Sarah, de répéter ses pas de danse, de copier, de créer de bien belles chorégraphies face au poste géant bloqué sur la chaîne des clips avec la sono à fond !
Enfin, quand Charlotte n’était pas là…
Et là, ce soir, pour la première fois, il peut assister à la fameuse réunion annuelle de préparation de la kermesse. C’est exceptionnel ! Ils sont venus, ils sont tous là, les voisins croisés les jours de marché, Michel, Henri, Mélusine, la maîtresse et même Guillaume qui ne veut rater pour rien au monde ce moment si traditionnel dans la vie de la famille mais qui n’ose pas se l’avouer !
Suzie, la jeune voisine, a été invitée. Normal, son triptyque doit être exposé lors de la kermesse.
Charlotte l’a dit plusieurs fois au dîner ces jours-ci. Sarah en est elle aussi toute excitée : elle improvisera une danse autour du tableau qu’on vendra aux enchères au profit du projet « classe au ski » des CM1.

 

29 – Mélusine, pas tout à fée kermesse
« Kermesse, kermesse… C’est quoi, l’origine du mot ? Ker. Ça doit être breton. Voilà pourquoi ça plait tant à Suzie.
Foi de Mélusine, je le sens bien, moi, qu’il se passe quelque chose de pas normal. Michel est bizarre. Distrait. Joyeux, un peu trop joyeux. Plus que d’habitude, quoi ! On lui aurait jeté un sort qu’il n’agirait pas autrement.
Bon. Mélusine, arrête de faire ton serpent.
Il est arrivé en retard, comme d’habitude. Après avoir changé la serrure chez Suzie, recollé le volet au Pressoir, réparé le lave-vaisselle de Charlotte, retrouvé le collier d’Uto, soigné les coussinets de Gérard, nourri les oiseaux du jardin et taillé la haie chez Henri, il peut enfin se consacrer à la kermesse.
OK, Michel est le bon génie du quartier. Mais c’est quand même dommage que personne ne comprenne d’où lui vient son côté magique ! Non mais !
Gérard, sors de ce bureau !
Ou je te transforme en pelle à gâteau !

 

30 – Préparation de la kermesse, par Charlotte.
Charlotte se recoiffe devant le miroir de l’entrée. Elle a beau faire glisser les cheveux blancs par dessous les cheveux noirs, sa mèche « Cruella », comme l’appelle Sarah, n’est plus dissimulable.
Inutile de lutter, c’est ainsi, il faut désormais l’accepter. Le départ de Guillaume a juste un peu accéléré les choses… Les rides du front plissé qui traduisent sa contrariété sont venues concurrencer celles de ses éclats de rire, au coin des yeux.
Mais aujourd’hui est un jour pour les pattes d’oies ! La traditionnelle réunion de préparation de kermesse, qui réunit les bonnes âmes du quartier, promet de se dérouler, comme chaque année, dans la bonne humeur. Depuis combien d’années assure-t-elle l’organisation de la kermesse de l’école ?
Elle ne sait plus trop… Dès la première année de maternelle de Guillaume, elle s’était investie et de fil en aiguille, Guillaume avait quitté l’école élémentaire, Sarah était entrée à l’école maternelle et c’était reparti pour un cycle.
Charlotte imagine déjà son éternel petit caddie rouge groseille, dans lequel vont se glisser les accessoires nécessaires à la préparation des différents stands. Les boîtes de conserve sur lesquelles on collera les photos des enseignants.
Les vieux bas qu’on remplira de semoule pour fabriquer les balles du chamboule-tout. La bassine, les cailloux et deux couvercles de pots à confiture pour le « flotte-coule ». Les tiges de bambou et la bobine de fil de nylon. Ça, c’est le boulot d’Henri de reconstruire chaque année, les cannes de la pêche aux canards.
En attendant tout le monde, elle est guillerette. Elle aime ce moment de l’année. L’implication que chacun y met donne un petit air de vie de village au quartier. L’école est un vrai lieu de socialisation, à l’heure où tout porte à croire qu’il n’en existe plus. Elle est heureuse que Suzie, la petite serveuse du Pressoir et artiste peintre en herbe, ait accepté d’exposer ses œuvres pour l’événement. Un moment, elle a craint qu’Henri, replié chez lui depuis le départ de Mila, refuse d’apporter sa contribution mais Michel l’a aidé à sortir de sa tanière. Même Guillaume avait choisi sa date de retour en fonction du jour de la kermesse, pour assister à la danse de Sarah…
Alors qu’elle est toute absorbée par ses pensées, deux mains se posent par surprise sur ses yeux.
Une petite bise sur sa tête. C’est son Guillaume.
«- Ben alors, mon fillot, et ta sieste ? Tu as déjà récupéré du décalage horaire ?
− Je n’arrivais pas à dormir. Tu comprends, c’est la kermesse, toute cette pression ! J’avais peur que tu ne t’en sortes pas sans moi !
− Moque-toi ! Mais tu as bien fait, il y a du boulot!
− Ah, voilà, Suzie ! Guillaume, je te présente Suzie. Suzie, voici en chair et en os, le
légendaire « Crocodile Dundee » qui appelle sa mère la nuit pour la cuisson de la soupe à la
citrouille !
− Oh là là, maman, je t’en prie, les vieilles références cinématographiques ! Bonjour, Suzie !
Excuse ma mère, elle a dû croire que t’étais née dans les années 80 !
− T’inquiète, j’ai grandi avec des grands frères. James Bond, Indiana Jones n’ont pas de secret pour moi.
− Et je le savais ! C’est bien pour ça que j’ai utilisé cette référence ! Avec Suzie, on aime bien parler cinéma ! »
Guillaume grimace une moue de dégoût à l’attention de Mélusine qui s ‘est approchée, en réponse à l’échange de clins d’œil entre Suzie et Charlotte.
Sarah dévale alors l’escalier puis après une magnifique glissade, s’installe sagement à la table de la maison.
Tout le monde est là, y compris Michel et Henri qu’on a failli attendre. Charlotte, après avoir récapitulé la liste des participants désignés sur chaque poste, s’assure auprès du petit groupe de volontaires qu‘elle n’a rien oublié.
On lui fait confiance, tout semble bien organisé… C’est le moment que choisit Suzie pour expliquer qu’elle fera son possible mais ne sera sûrement pas prête pour le jour J.
En revanche, elle est volontaire pour animer un stand peinture. Charlotte s’agace un peu de cette remarque. D’une part, elle est déçue. Elle veut voir les œuvres de Suzie et lui permettre de les montrer à un public. D’autre part, Suzie s’est engagée et elle aurait aimé qu’elle tienne sa parole.
Enfin, Sarah a prévu une danse exprès pour les tableaux et Charlotte sent le drame monter chez la fillette.
Guillaume aussi fait preuve d’une grande curiosité au sujet des tableaux, qu’il tient à voir coûte que coûte. Charlotte trouve d’ailleurs qu’il fait preuve d’une attention particulière envers Suzie. Ce n’est pas pour lui déplaire. Au moins, Suzie n’a pas prévu de partir au bout du monde.
Il faut clore la réunion et on n’a pas encore parlé du vide-grenier. Une idée que Charlotte a eue pour changer un peu des autres années. Le projet est approuvé à l’unanimité et c’est Michel qui s’en occupera !
Henri n’a pas été très bavard ce soir, il ne semble pas en forme. Elle aimerait lui dire quelque chose, quelque chose qui dit qu’on l’aime mais ça ne se fait pas. Entre voisins, on ne se parle pas comme ça et Henri n’aime pas les familiarités. Lui dire que ça va s’arranger avec le temps, elle ne peut pas se le permettre non plus. Elle n’ose pas faire cet affront à la disparition de Mila. Comment suggérer
qu’il va l’oublier, à force ? Pas Mila ! Mais la douleur de son absence qui s’estompera petit à petit…
« Je suis heureuse que tu sois là, Henri. Tu comptes beaucoup pour nous. J’espère que je ne
t’ennuie pas avec mes cannes à pêche ? »
Michel renchérit en plaisantant :
« C’est clair Henri ! Il ne faut pas hésiter à l’envoyer paître, la Charlotte !

  • Certainement pas ! Charlotte, ma chère, je suis heureux de vous rendre ce modeste service. »
    Suzie s’immisce :
    « Moi aussi Charlotte, je voulais te remercier d’avoir pensé à moi et si le triptyque n’est pas fini, ce  sera toujours bien de présenter un diptyque ! En tout cas, j’espère que mon travail te plaira.
    Tu aurais pu l’amener aujourd’hui. Il prend beaucoup de place ? » s’intéresse Guillaume.
    « Ah non ! Je veux que ce soit une surprise !
    Ce n’est pas juste, Michel a pu le voir lui…
    Bien obligé, tu sais bien que c’est le « Michel Morin 2 » du quartier, comme on dit ici ! Alors c’est lui qui m’aidera à le transporter…
    Et voilà à quoi elle me réduit ! Son manutentionnaire… Moi qui me croyais critique d’art hier encore ! Il aura suffi de l’arrivée du bel et jeune Guillaume pour que je sois relégué au rang des plus vils !
    Manutentionnaire, critique d’art ET modèle ! Pas de quoi être susceptible, tout de même ! » taquine Suzie.
    « Modèle ? S’il démissionne, Michel Morin, je postule, je suis moi aussi très polyvalent ! » réplique Guillaume.
    Charlotte adresse un sourire complice à son fils et relance tout le monde sur l’idée du vide-grenier.
    Même Henri évoque des objets dont il souhaite se débarrasser. Michel promet de passer l’aider à trier. Le vieil homme a tout à coup l’air beaucoup plus détendu !

 

31 – Préparation de la kermesse, par Suzie.
Suzie a peur, elle a les foies, la trouille, la pétoche quoi !
Dans quoi est-elle allée s’embarquer ? Déjà, son départ de la Bretagne pour ses études à Bordeaux c’était pas mal pour chambouler la famille, et surtout sa moman Nolwenn. Le fait de loger à Libourne dans ce quartier si sympathique, avec ses adorables voisins l’a beaucoup aidée durant ses débuts balbutiants et un peu chaotiques.
Son boulot au Pressoir lui a offert l’occasion de rencontrer pas mal de gens, en particulier Michel, qui de voisin est devenu homme à tout faire, parfois confident, et surtout son ami.
La petite Sarah aussi, par son espièglerie et sa joie de vivre ont permis à Suzie de trouver une forme de petite sœur qui lui rappelle un peu son enfance pas si lointaine.
Cette réunion de préparation pour la kermesse ainsi que l’expo l’angoissent énormément ! Car elle va exposer pour la première fois ses tableaux.
D’accord c’est une kermesse, mais quel stress ! Que va-t-il se passer, comment les gens vont-ils réagir à ses compositions pas très académiques ? Ah la la, c’est terrible, et ce mal au ventre qui monte et ces nuits qui se raccourcissent de plus en plus, au fur et à mesure que la date de la kermesse approche.
Il faut qu’elle trouve une solution ! Elle ne peut pas laisser ce vide dans le troisième tableau du triptyque qui ressemble à un trou béant.
Courage ! Elle est arrivée chez Charlotte qui reçoit gentiment les organisateurs de la kermesse dans sa jolie maison.
« – Salut Uto, merci de m’accueillir, tu es magnifique et quel plaisir de te câliner, ça me rassure de pouvoir toucher un être vivant qui ne me demandera rien, que des caresses et un morceau de saucisson à l’occasion.
Coucou Sarah, toujours aussi jolie, un peu perdue à vouloir écouter toutes les conversations en même temps et très déçue quand j’annonce que le triptyque risque fort de ne pas être présent à la kermesse. Je ne peux pas lui faire ça, il va falloir improviser mais rien ne vient, c’est terrible.
Henri, toujours aussi classe et même un tantinet british, sa vie avec Mila est passée par là. Il est assis à côté de Michel.
Guillaume, que je rencontre ce soir pour la première fois me regarde bizarrement, ça va je ne suis pas un kangourou, je ne vais pas lui tomber dans la poche ! Quoi que… Il a un sourire sacrément top !
Alors, je me laisse un peu aller, tout le monde a apporté un « petit quelque chose » à grignoter qui s’avère très grand et savoureux, un plaisir de douceurs et de générosités partagées. J’écoute les conversations sur les préparatifs, à l’affût de je ne sais quoi, une idée perdue qui souhaiterait être adoptée peut-être ?
Depuis un petit moment, j’observe Michel et Henri qui font un petit manège de regards appuyés et de clins d’œil, pour un peu je les prendrais pour des amoureux, que manigancent-ils ?
De mon côté j’en profite pour demander à Charlotte l’autorisation de monter retrouver Sarah ; ça m’embête de l’avoir fait pleurer, j’aime pas ça ! Je monte les escaliers ; je m’en doutais, en fait elle est en haut des marches à écouter tout ce qui se dit, et m’accueille un peu froidement. Je la prends dans mes bras afin de la réconforter un peu.
Ma petite sœur de cœur a retrouvé le sourire ! Je peux enfin aller me coucher, un peu excitée, mais bigrement rassurée ! Ce soir, je ne travaille pas ! Et si j’en profitais pour peindre ?

 

32 – Préparation de la kermesse, par Michel.
« Comme tous les ans, il va falloir s’y mettre », c’est ce que se dit Michel en se rendant à la traditionnelle réunion de préparation de la kermesse de l’école, sa bière sous le bras. Toujours joindre l’utile à l’agréable ! Ca fait pourtant longtemps que ses enfants ne sont plus à l’école primaire. Mais Michel et la kermesse, c’est une longue histoire d’amour. Il fait partie de l’organisation tous les ans depuis… toujours.
Les instits préviennent les nouveaux dès leur arrivée :
« Pour la kermesse, on verra avec Michel ! »
Comme dans la rue Saint-Saëns, il sait tout faire, tout apaiser, sa bonne humeur contagieuse fait le lien entre tous et le succès de l’événement lui est grandement imputable.
Enfin, c’est comme ça qu’il le voit !
N’empêche que ce soir, Michel ne peut s’empêcher d’être soucieux, ce qui ne doit pas échapper à ses complices habituels. Cette année, il y aura un événement inhabituel lors de la kermesse et c’est son idée à lui.
Il l’a soufflée aux autres qui en ont été ravis ! Suzie, très vite adoptée par toute la tribu de la rue, exposerait un triptyque spécialement réalisé pour la fête. Ce serait l’occasion de faire venir la presse, de donner de l’éclat à cette manifestation et de gagner sans doute plus d’argent pour en faire profiter les enfants. S’il avait pris le temps de voir l’œuvre de Suzie avant de proposer cette idée, il
n’en serait pas là !
« Suzie et ses fichus tableaux » pense justement Michel. Comment vont-ils réagir lorsqu’ils le verront ? Et Mélusine ? Il imagine déjà sa tête lorsqu’elle va le reconnaître sur les toiles de la jeune femme ! Et ce n’est pas tout ! Comment faire sortir LE tableau sans dommage pour Henri ?
« On fait un stand pêche aux canards comme tous les ans ? demande Charlotte. Michel, tu as bien stocké tout le matériel nécessaire ?
Oui, oui », répond Michel, un peu évasif, presque agacé, « comme tous les ans. Pour le Chambouletout, il faut juste refaire les photos des instits et des parents pour que les gosses aient envie de viser juste ! »
C’est vrai que tous les ans les enfants s’amusent comme des fous à essayer de faire tomber les boîtes de conserves avec les photos de la maîtresse ou du maître, petit moment de catharsis où les frustrations sont évacuées par l’impact sans conséquence de la balle sur la pile de boîtes !
« Michel », demande Henri en aparté, « on va faire comment ? Tu as une idée, je n’en peux plus de ce secret.
On va trouver Henri, ne t’inquiète pas, personne ne fera le lien avec toi. »
Sarah, blottie dans l’escalier, à l’affût comme la Minaude quand elle joue avec Gérard, a tout entendu. Secret ! Le mot magique pour une petite fille intuitive et pleine d’imagination. Henri a l’air étrange, un peu triste aussi.
« Un vide grenier », propose Charlotte, on a tous des trucs dont on veut se débarrasser et qui feraient la joie de quelqu’un d’autre. Vive l’économie circulaire ! A deux ou cinq euros maximum, ce sera l’occasion de renouveler l’animation et de faire venir beaucoup de monde ! Comme cela Suzie aura un large public pour sa première expo et nous pourrons enfin amener les enfants une
semaine à la montagne !
Enthousiasme général, brouhaha, gorgées de bière…Chacun pense au vase offert par Tante Hortense ou au magnifique coussin au crochet de tante Berthe qui ira orner un canapé lointain.
« Adjugé, il y aura un vide grenier ! Michel, tu t’occupes de l’organisation ? »
Oui, bien sûr ! » dit Michel qui semble soudain ragaillardi. « Je vais tout stocker dans la pièce au fond de la cour de l’école, un peu de tri et on déballera tout le jour de la kermesse ! C’est l’idée du siècle ! »
Henri sourit, il a compris que sans le savoir les autres venaient de lui offrir la solution à son problème ! Personne ne saura qui a apporté LE tableau, noyé au milieu des autres. Ce sera la fin du cauchemar et le début d’une nouvelle vie pour cette « femme au coin de la cheminée ».
Où qu’elle soit, mais au moins dans son cœur de fils, sa mère sera enfin en paix. Il faudra seulement faire en sorte de rester discret, mais Michel y veillera. Il veille toujours à tout et sur tous.
Sarah a remarqué les regards complices des deux hommes. Sherlock Holmes en herbe elle se dit qu’il va falloir qu’elle les surveille. Et puis elle aura besoin d’accessoires pour son numéro de danse. La pièce du fond va se transformer en caverne d’Ali Baba, elle vaut bien quarante voleurs !
Chic, ça va être chouette cette kermesse.
Suzie s’envole prétextant le manque de sommeil mais Michel la connaît bien, il pourrait presque jurer qu’elle part peindre.
Il est temps de partir ; Mélusine a les sourcils froncés, le retour risque d’être tendu… Et s’il raccompagnait Henri ?

 

33 – Préparation de la kermesse, par Guillaume.
Ah ! C’était bien cette réunion. Moi, y me font rire ces vieux… C’est vrai quoi, tous les ans, c’est kermesse ; quoi qu’il arrive, y a quand même kermesse. A croire que ça crée du lien, que ça les fait se rencontrer… Pourtant, y sont voisins et y se connaissent depuis un bail… ça doit s’appeler la tradition…ou peut-être la fidélité. A Sydney, y en a pas, de kermesse. C’est la preuve que la
kermesse, c’est pas universel…
Je dois reconnaitre que cette année, la kermesse sera pimentée par la présence de Suzy. La classe !
Il me tarde de voir ses tableaux, pour l’instant, je ne peux que lui balancer des sourires comme un béta ! Elle me déstabilise avec son regard…
Enfin, bon. Maintenant, il faut que je prépare une présentation de l’Australie. S’ils savaient combien c’est ennuyeux de vivre là-bas. Tout est tellement cliiiiiin, tellement rangé, de l’ennui au cube.
Ah, c’est sûr que les aborigènes, c’est culturel mais si tu les as vus une fois, allez, même deux, ben t’as fait le tour. …Bon, je sais ce que je vais faire : je vais leur parler de la cuisine australienne.
Barbie (c’est le barbecue australien), dips, meat pie, schnitzel, la cuisine australienne c’est un vrai melting pot et contrairement à sa grande sœur british, c’est plutôt bon …
Ouais… la cuisine, c’est une bonne entrée en matière. C’est neutre et ça plaira à tout le monde.
C’est marrant cette idée de vide-grenier. Doivent vraiment avoir besoin de sous cette année. Mais quoi ! C’est écolo le recyclage. Donner une seconde vie aux objets, chez d’autres, c’est cool.!
Qu’est-ce que je vais pouvoir mettre en vente ?? Mmmm… J’ai rien du tout, ou plutôt toutes mes affaires sont à Sydney et pour ce que j’ai laissé ici, Maman s’est chargée de faire le tri pour moi !
Bon, c’est pas grave. Henri aura bien des trucs de vieux à proposer.
Faudra que je dise à Sarah de venir mettre le nez avec moi dans ses vieilleries ! On va bien se marrer !

 

34 – J – 1
Suzie est repartie vers ses toiles, il faut qu’elle finisse, Sarah ne comprendrait pas. Elle ne peut pas décevoir cette gamine, ni tous les autres qui lui ont fait confiance. Devant la troisième toile, pinceau en main, elle hésite…. Présent, passé, son histoire, celle de sa mère, les lieux et les personnes se télescopent… laisser un espace vide, comme une fenêtre de plus ….
Michel et Henri sont rentrés ensemble. Mélusine était grognon, Michel n’avait pas envie de s’expliquer, il valait mieux éviter une discussion dans laquelle il n’aurait pu que lui mentir, promesse à Henri oblige.
C’est qu’elle est intuitive sa Mélusine, à croire que c’est vraiment une fée. Il en profite pour récupérer LE MATISSE, au milieu d’un fatras de tasses et vieilleries qui iront alimenter le videgrenier…
Charlotte est montée faire un bisou à Sarah qui s’était faufilée dans son lit prestement. Elle le sait, Charlotte, que sa Sarah les écoute en secret, tout le monde le sait d’ailleurs. Mais pourquoi lui enlever ce plaisir de l’enfance, du secret et de l’imaginaire ? Alors quand Sarah fait semblant de dormir, Charlotte joue le jeu et sort sur la pointe des pieds….
Petit Caddie s’est endormi, la tête pleine de rêves…. Il se voit sur la scène avec Sarah, il a envie de danser avec elle à force de la voir tournoyer devant lui. Il vaut bien n’importe quel cavalier depuis le temps qu’il galope à ses côtés.
Guillaume a branché l’ordi, il faut s’y mettre vite, les corvées on les expédie…. Et puis il pourra aller le montrer à Suzie demain, en prétextant le besoin d’un œil d’artiste sur sa création !
Subitement il a très envie de le faire ce power truc comme dirait Henri ….. Sarah rêve, de danse bien sûr mais aussi des tableaux de Suzie. Elle les a vus elle aussi, elle les aime bien, même si elle ne comprend pas tout ! Elle a reconnu certains visages, et aussi des
situations, Suzie lui a parlé de Nolwenn et de son séjour à Libourne, il y a 30 ans, c’est un secret que Suzie n’a dit à personne d’autre.
Pas même à Michel ! Elle lui a fait promettre de n’en parler à personne et Sarah a compris que c’était important, alors elle a promis ! Sarah a besoin d’accessoires pour la danse, elle emmènera Petit Caddie pour tout transporter ! Et puis elle va aider Suzie à finir ce fichu tableau…..
Mélusine est rentrée toute seule, un peu fâchée contre ce mari qui se disperse à tout vent et qui parfois semble l’oublier. Mais elle sait que dans le secret de leur chambre, l’enchantement surgira…. jamais ils ne diront que dans leur langage secret elle le nomme Merlin et que leur lit
s’appelle Brocéliande… Le temps passe et glisse sans jamais rien altérer entre eux, la magie….
Plus tard….
Bric à brac entassé, une poupée en porcelaine. Tiens, un panier ! Là une paire de serre-livres en forme de pieds….
Michel jubile : ça y est tout est classé, rangé, étiqueté, il n’y aura plus qu’à faire entrer le public et tout devrait disparaître… Il y a un coin spécial tableaux….
Petite souris trottinante, Sarah a profité de l’absence de Michel, elle furète et s’extasie…. que de trésors et d’envies… Elle demandera à maman d’acheter les serre-livres, trop bien pour sa collection de Fantomette ! En attendant elle grappille, un broc en porcelaine, un bouquet de roses en plastique….le ventre de Petit Caddie s’arrondit ! Chouette, je file chez Suzie, j’ai une idée pour son
tableau…..

 

35- Ite Kermessa est
Le grand jour, le grand moment. Le chamboule-tout a été un succès, le train mécanique a tourné non stop, les enfants ont les poches pleines des gadgets de la pêche aux canards…
Tout le monde s’est regroupé autour de la scène. En toile de fond de la danse de Sarah, le triptyque.
Sarah s’installe. Silence. Musique ! Premiers entrechats.
« Suzie, t’as fini par y arriver ?
Oui, ça n’a pas été facile.
Elle a fait des progrès, Sarah !
Elle me rappelle Mila. »
Silence
« Elle est jolie la petite. »
« Ils peuvent pas se taire et la regarder juste ». Là, c’est un spectateur d’une autre rue qui pense.
La petite en question, elle a plutôt en tête : « Ouahh j’ai les jambes qui tremblent, la bouche sèche…. »
Crissements de Petit Caddie.
« Tu as vu les tableaux de Suzie ?
C’est dommage, c’est pas fini.. »
Suzie n’a d’yeux que pour Sarah. Elle est épatée. Elle la regarde, bouche bée.
Les pensées de Sarah continuent : « Tout ce monde ! C’est impressionnant ! Je repère dans la foule mes « points d’amour », c’est ce que m’a dit Guillaume : regarde nous, fixe nous, on te soutient…
Tiens, le voilà qui se rapproche de Suzie… »
Michel et Mélusine :
« C’est bizarre aux Beaux-Arts.
Ah bon ?
Ça te ressemble pas.
Ça me ressemble un peu.
Tu parles de quelle partie du tableau ?
Le milieu.
On n’a pas les mêmes souvenirs.
Quand même, Mélusine ! »
Sarah continue son monologue intérieur : « Faut qu’je tire sur ma robe, Papa m’a dit ce matin qu’il la trouvait un peu courte : il est gentil Papa, mais une ballerine, ce que l’on doit remarquer d’abord ce sont ses jambes et ses chaussons ! Moi je l’aime ma nouvelle tenue, quoique ! La couleur !
Pourquoi a-t-il fallu qu’on la choisisse rouge groseille ; je ressemble à Petit Caddie comme cela ; heureusement qu’ils n’ont pas trouvé de tissu avec des girafes ! Il est là, Petit Caddie, sur la scène, gonflé comme une montgolfière, rempli de tous ces objets qui seront vendus pour la belle cause.
Il trépigne, j’entends ses roues faire des clics, des clacs, des griss… »
Crissements de Petit Caddie.
Sarah continue au rythme de sa danse : « Allez, faut qu’j’attrappe Petit Caddie. Finir en petit rat pour le spectacle de l’école, quelle sortie !!! C’est le moment où j’avance doucement vers eux… mais ils vont arrêter de parler, oui ?! Mélusine, s’il te plaît, regarde-moi ! Je le trouve bizarre,
Michel, Henri, je suis là ! »
« T’as tout installé ?
Oui, t’inquiète pas Henri.
J’espère que tout partira.
Oui. »
Crissements de petit Caddie.
« Faudrait mettre de l’huile.
J’ai peur.
T’inquiète pas. Y’a des brocs, y a des tableaux, y a des rideaux.
Ils auront plus de succès. »
Sur le triptyque, Charlotte et Mélusine sont partagées.
« Je m’attendais pas à ça… »
« Moi, j’aime bien les trucs terminés ! »
Henri n’est pas très concentré sur la danse de la petite Sarah. Il se demande pourquoi Michel fait tout ça. Pourquoi prend-il de tels risques simplement pour l’aider ? Comment va-t-il pouvoir le remercier ?
« En tout cas, Sarah danse bien.
Elle en a parlé à sa prof de danse qui l’a conseillée.
Elle avait vu les tableaux ? »
Suzie est amusée des réflexions. Les parents des autres rues râlent un peu :
« Vous pouvez pas vous taire.
On n’entend pas le spectacle. »
Sarah se concentre sur sa danse, elle ne doit penser qu’à elle, harmoniser ses pas tant de fois répétés en suivant les notes de la musique : « Oui oui je sais, c’est facile ! Tu parles, avec tous ces yeux fixés sur moi ! Ils semblent traquer le moindre faux-pas ou l’erreur qui les fera rire… »
« Elle est pas un peu courte, sa robe ? »
« C’est la première fois qu’il y a cela à la kermesse. »
« T’as vu, y a le patron du Pressoir. »
« On a la mairie aussi. »
« Et la presse ! »
Crissements de Petit Caddie.
« Je sais pas pourquoi elle a pris le caddie. »
Les pensées de Sarah vont aussi vite que sa danse : « Petit Caddie grinçouille de partout, je le fais tourner autour de moi, je sors tout en dansant les objets enfouis dans son gros ventre : le broc, le bouquet de roses en plastique, la poupée en porcelaine… »
« Il danse bien, le caddie, lui ! »
« C’est pas un peu long ? »
« Je voudrais qu’on aille au vide-grenier. »
« Pourquoi t’es impatient Henri ? »
« Mila n’allait pas voir des spectacles de danse ? »
« Si, mais moi, je dormais. »
« Ils ont l’air content, les gens. »
« Michel, t’insistes. »
« Les gens commencent à s’ennuyer. »
« Qu’est-ce qu’elle fiche avec le caddie ? »
« ….Un Pan-Pan tout blanc que je tire par les oreilles : tiens, lui, je voudrais bien le garder ! »
Crrrri Crrrri Crrri
« Faut mettre de l’huile. »
« Peuvent pas se taire ! »
« A quoi ça sert d’avoir un « Michel Morin» ?
« Qu’est-ce qu’elle a sorti du caddie ? »
« Un lapin »
« Utopie, reste là ! Reviens ! C’est un faux ! »
« Je crois que je vais aller à la buvette. »
Henri ne tient plus. Il s’éloigne. Il pense « Ma maison ! Mais oui je n’y avais pas pensé, je vais la léguer à la mairie pour qu’elle en fasse une jolie maison de quartier, tous mes amis pourront ainsi en profiter. Et puis Mila sera enchantée, notre home, sweet home vivra encore longtemps. »
Crissements de Petit Caddie.
Suzie et Guillaume :
« J’en ai marre…. »
« Ouais, et après, il y a encore la danse des CM2… »
Henri continue ses pensées « Il ne faut pas que j’oublie de donner à la mairie les noms de mes adorables acolytes. Ils devront définir ensemble les objectifs de ce nouveau lieu de rencontre. ». Il revient, sûr de son projet.
« … Pirouette, pas chassé, pirouette, je sors le tableau de la jolie dame en bleu ; je tourne sur moimême en le regardant ; je me penche à gauche, à droite comme si j’évaluais sa taille puis le dépose délicatement, tout juste au centre de la toile.»
Dans le public :
« T’avais donné la pièce manquante ? »
« C’est toi qui l’as peint ? »
« C’est pas mal… »
« Du coup, on voit plus le trou. »
« C’est inattendu. »
« C’est pas mal du tout. »
« Qu’est-ce que tu en penses, Guillaume ? »
« Tu savais, Michel ? »
« Ben non, Sarah a fait son marché. Et ça tombe bien ! »
« T’as raison. On va fêter ça à la buvette !»
Sarah s’avance pour saluer. Elle adresse un sourire à Suzie, tout émue. Petit Caddie l’accompagne toujours. Sa roue profite de ce moment pour se rompre et traverser la piste de danse en crachouillant des bruits métalliques fort peu harmonieux !
Michel annonce : « Tous les tableaux sont à vendre ! »
Ite, kermessa fuit ! Michel fait un clin d’œil à Henri, Henri sourit enfin.

 

36 – L’incroyable manufacture de textes libournais, une fin….
La manufacture est ré-ouverte….. Petit matin ensoleillé, un autre lieu, les mêmes…
L’organisation est rôdée, la table déborde de mets sucrés tous plus alléchants les uns que les autres…. Chacun apporte son écot et sous l’abondance on sent la volonté de partager plus que du sucre, quoi que….Et ça discute glaçage, il faut le faire prendre au bain marie pour qu’il ait la consistance requise, précision notée, ça tourne au cours de cuisine…. Un café, une assiette qui déborde, un petit morceau de chaque, on n’est pas gourmand, juste gourmet….
Au travail ! Là encore pas besoin de s’expliquer, chacun s’applique et participe, on se comprend à demi-mots …. Encore et toujours une compulsion meurtrière, on avait laissé quelques traces la dernière fois, il faut faire disparaître le corps ! Les virgules trépassent à toute vitesse, points d’exclamation et points virgules….sans ponctuation point de salut ! Trop de ponctuation, indigestion !
Petit caddie est là devant nous, par la grâce d’un tableau lumineux, l’histoire a pris corps, les incohérences sont traquées entre deux bouchées de gâteau : il est bon le glaçage, les chouquettes sont légères, la brioche aux pralines rosit de plaisir. Une digression pour comparer les pâtisseries…. Gourmets on vous dit !
TA TA TA TAM ! La corne de brume du téléphone scande les corrections, allées et venues dans la pièce et dans le texte, on vérifie, on ajoute et puis on coupe aussi, on réécrit et peu à peu émerge
l’histoire, la création collective qui désormais appartient à tous. Sur l’arbre les greffes ont pris et on ne peut plus, ne veut plus distinguer les pièces de ce puzzle de mots.
TA TA TA TAM, comme un refrain à la musique des mots. Vite, vite, encore quelques corrections, on prépare la suite, on ouvre des portes vers un deuxième tome…Insatiables travailleurs et grignoteurs….
TA TA TA TAM, cette fois il faut partir mais un dernier rendez-vous, plus que quelques pages à corriger… Impatience de découvrir l’objet fini et mélancolie d’une fin annoncée.
Une fin, peut-être